Où s’en va notre système d’éducation à deux réseaux?

Les gens ne veulent pas d’une école qui valorise l’inutile, mais entretiennent de grandes réserves sur l’utilitarisme. Les citoyens exigent beaucoup des profs et des écoles, mais personne dans le système scolaire n’est vraiment prêt à considérer les parents (et encore moins les élèves) comme des clients. On a sorti l’autorité de l’église des écoles et on se méfie beaucoup de l’autorité des marchés. Pourtant, il faudra bien s’entendre véritablement un jour sur ce qu’on attend de l’école…

«Cette transformation des sociétés d’autorité en sociétés d’utilité pose à l’éducation des problèmes nouveaux. Comment transmettre les connaissances et les normes morales si le principe d’autorité ne fonctionne plus aussi «naturellement» que dans les sociétés de tradition? Comment imposer aux nouvelles générations les «arbitraires culturels», sinon en faisant appel à l’intérêt bien entendu ? En un mot, si la transmission des acquis collectifs reste un impératif anthropologique, comment la concilier avec la nouvelle donne utilitariste, orientée vers l’action présente et future, vers le bien-être actuel et la réalisation personnelle?»

On excusera mon petit côté vaporeux, mais je viens de lire quelques textes sur le clientélisme et l’utilitarisme. D’ailleurs, la citation du haut vient de ce texte de Christian Laval dont les réflexions m’ont mené aux travaux de Jeremy Bentham, un philosophe du 18e siècle qui croyait que «les individus ne conçoivent leurs intérêts que sous le rapport du plaisir et de la peine.»

«Ils [les individus] cherchent à «maximiser» leur bonheur, exprimé par le surplus de plaisir sur la peine. Il s’agit pour chaque individu de procéder à un calcul hédoniste. Chaque action possède des effets négatifs et des effets positifs, et ce, pour un temps plus ou moins long avec divers degrés d’intensité; il s’agit donc pour l’individu de réaliser celles qui lui apportent le plus de bonheur. Il donnera le nom d’Utilitarisme à cette doctrine dès 1781.»

Avec la lecture du dernier extrait, j’étais au moins rassuré; «la nouvelle donne utilitariste» est peut-être moins nouvelle qu’on ne le croit! Je dois dire que l’élément déclencheur de ma recherche de ce samedi P.M. a été la chronique d’aujourd’hui de Pierre Foglia. Cet extrait en particulier:

«Je lisais dans un numéro assez récent de L’actualité «les 15 idées pour un Québec fort» d’un ex-conseiller de M. Landry et de M. Boisclair, présentement vice-président du Conseil du patronat. Une des 15 idées de ce brillant avocat est de faire « la promotion de l’entrepreneuriat en bas âge, dans les écoles secondaires et même primaires ». Je parierais que nombreux parents et enseignants ont applaudi. La chose, moi, me pétrifie. Vous m’avez vu souvent, ici, les baguettes en l’air, vitupérant contre la réforme. J’ai presque envie de m’excuser. La réforme n’est qu’une niaiserie à côté de ce détournement majeur de l’éducation qu’est le clientélisme. On n’en parle jamais, c’est vrai, ce doit être parce que ce n’est plus un détournement, parce que c’est maintenant là que va le courant, alors chut, n’en parlons plus, on n’a jamais raison d’aller contre son époque.»

Alors parlons-en de ce qu’on veut pour l’école. Nommons où on veut que le système d’éducation s’en aille. Au RAEQ, on a tenté de le faire cette semaine dans deux billets en particulier, «Est-ce que le Marché peut faire avancer l’éducation?» et «Un retour d’ascenseur des écoles privées?». Deux bons textes, qui initient sur deux bonnes conversations. Je retiens ce commentaire de Marc St-PierreMichel Le Neuf:

«Je rêve encore du jour où, question de forme, le financement d’une école privée tiendrait compte de l’intégration des élèves en difficulté du territoire qu’elle dessert.»

Je crois que l’éducation devrait s’inspirer des concepts de l’adhocratie (merci Florence) et de la coopétition pour se développer. Il faut d’urgence s’affranchir de la structure d’autorité et davantage faire circuler les informations et les processus de décision «de façon flexible et informelle pour promouvoir l’innovation». Aussi, il faut tendre à ce que les deux réseaux bien que concurrents puissent être également partenaires. Je ne suis pas de ceux qui croient que nous devons rendre l’école directement au service de l’économie. Je n’adhère pas non plus à la théorie qui dit que «l’école est destinée à former des individus utiles». Mais je crois néanmoins qu’il faille se réconcilier avec l’idée que la vision traditionnelle des deux réseaux (un pour l’élite, un autre pour le peuple) n’est plus possible et que ce n’est pas une question d’économie, de marché ou de sens pratique. Je reconnais à Christian Laval (celui de tout à l’heure) que ni l’une, ni l’autre des visions n’est constructive:

«S’il est vrai que la dérive propre à l’éducation traditionnelle consistait à faire passer le respect rituel des formules avant leur valeur de connaissance, dans l’autre sens, la conception utilitariste est portée à soupçonner les savoirs, en tant qu’ils sont abstraits et organisés, de toujours tuer la chose symbolisée et d’interdire de ce fait une appropriation intellectuelle qui suppose un rapport pratique ou, au moins, une observation directe.»

Concrètement, il faut viser à donner à notre réseau public d’éducation de l’oxygène pour qu’il s’affranchisse du rapport de forces inégal tout en permettant au réseau privé d’être davantage partenaire avec lui. Un passage du texte de Laval m’a particulièrement frappé illustrant comment la compétition érigée en valeur systémique peut finir par abrutir tout le monde obnubilé par «la main invisible des intérêts»:

«Les sociétés commerçantes et industrielles réclament un enseignement renouvelé et l’introduction de savoirs plus utiles. Pour qu’un tel changement puisse se réaliser, il convient de faire jouer la concurrence entre les établissements scolaires et l’émulation entre les enseignants. En effet, explique Smith, tant que l’intérêt des maîtres et des établissements, en particulier sur le plan de la réputation et de la rétribution, n’est pas relié à la qualité de leur enseignement, il n’y a pas à s’étonner de la routine, de la pauvreté intellectuelle, de l’inutilité des études imposées aux élèves par des corporations en situation de monopole. En somme, établir un véritable marché éducatif jusque dans le choix des maîtres par les élèves est la condition du relèvement des institutions d’enseignement, puisque seule une telle mesure permettra de faire coïncider l’intérêt et le devoir. La «main invisible» des intérêts trouve donc un champ d’application dans un domaine où l’on voudrait parfois ne voir que la valeur sacrée des objets qui s’y trouvent et y circulent. Pourtant, Smith n’est pas aussi dogmatique que les partisans modernes d’une liberté économique illimitée. Tout dépend de l’utilité de l’intervention publique ou, pour être plus exact, tout dépend de savoir si elle est plus avantageuse que coûteuse. Adam Smith s’emploie ainsi à montrer combien c’est la division poussée du travail dans les sociétés modernes qui oblige l’État à financer l’essentiel de l’éducation du peuple.»

Ni le monopole d’un seul réseau public d’éducation, ni la libéralisation du marché ne vont servir les «intérêts» de l’État qui veut que sa jeunesse soit bien formé, non pas que pour bien gagner sa vie, mais surtout, pour bien VIVRE sa vie en société. On va dire que je radote, mais c’est en donnant plus d’autonomie aux écoles qu’on parviendra à donner l’oxygène de la coopétition et de la configuration organisationnelle qui mobilise.

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6 Commentaires
  1. Patrice Létourneau 15 années Il y a

    Mario,
    Le lien que tu as mis pour «clientélisme» renvoie au concept politique, mais j’ai l’impression que par ce terme, Foglia fait plutôt référence à «l’approche client» (provenant du milieu des affaires) qui a *déjà* été introduite dans la gestion scolaire (depuis des années, non?)…
    Je n’ai pas d’opinion arrêtée sur ces questions, mais puisque les paramètres propres aux divers niveaux d’éducation donnent lieu à différents «jeux de pressions» au cœur de «l’approche client» (la gestion des clientèles étudiantes, les critères de mesure des performances institutionnelles, l’analyse de l’acte d’enseigner sous l’angle de ce qui peut être quantifié, etc.), je remarque au passage qu’il y a sans doute à apprendre d’une observation attentive de ce qui se déroule dans les milieux universitaires (où les Institutions ont plus d’autonomie, mais où le rapport entre «pertinence du savoir» et «rentabilité des programmes» est aussi fort différent, lorsque dans les faits l’un n’est pas simplement réduit à l’autre, notamment…).

  2. Photo du profil de YvanSt-Pierre
    YvanSt-Pierre 15 années Il y a

    Bonjour,
    Si je peux me permettre, au moins un des problèmes ici, c’est sûrement que le mot « utile » peut être défini de bien des façons. Là où la critique porte, c’est quand on le définit strictement, comme ce qui contribue à générer du revenu étant donné les forces du marché à un moment précis dans le temps et l’espace. Mais lorsqu’on le définit de manière plus large, en tant que ce qui contribue à réaliser au mieux les projets des êtres humains dans toute leur portée potentielle, je ne crois pas qu’on puisse s’y opposer tellement plus qu’à la vertu ou à la tarte aux pommes.
    Or la critique oublie vite que son propre appel à l’inutile au sens strict se défend toujours sur le terrain de l’utile au sens large. En fait, le pourfendeur de l’utilitarisme cherche essentiellement, par une sorte de raccourci rhétorique, à modifier les forces du marché (des votes sinon des dollars) en faveur de ce qu’il juge plus utile, lui, que ce qu’en pense présentement l’électeur-consommateur typique, voilà tout. Alors on devrait peut-être prendre les grandes théories avec un grain de sel, et en juger nous-mêmes simplement au cas par cas. D’ailleurs c’est ce qu’on fera de toutes façons, non? Words are cheap, comme disait chose, à la fin de la journée… C’est quand même fort, pour Foglia, de gagner son pain en critiquant le désir des autres de gagner le leur, mais bon, il a sa clientèle, justement.
    Bien sûr, comme je suis d’abord économiste et seulement pédagogue à temps partiel, je saisis peut-être mal des aspects importants de ce qui est en jeu, mais je ne crois pas que la critique de l’utilitarisme contribue vraiment… utilement à ce débat. En dernière analyse, je pense qu’on en revient toujours à la tête bien faite contre la tête bien pleine, et là en effet, c’est la complémentarité qui est la clé du dilemme, parce qu’on ne peut ni se la faire sans se la remplir, ni vice-versa. D’ailleurs ça s’applique autant aux normes morales qu’à la mécanique automobile ou à la neuro-sociologie. Je trouve assez drôle en passant cette idée de coopétition; comme s’il y avait autre chose qu’une distinction purement conceptuelle entre coopération et compétition: en pratique, là aussi, on ne peut pas vraiment réussir l’une sans l’autre. Enfin, me semble.

  3. florence meichel 15 années Il y a

    Effectivement Mario, le concept d’adhocratie (développé par H Mintzberg) donne des pistes de réflexion et d’action intéressantes pour redonner des marges de manoeuvre à des systèmes qui se rigidifient ! Il y a des adaptations et des équilibres à trouver mais ça aide à sortir du cadre, à penser les choses autrement !

  4. Photo du profil de Mario Asselin
    Mario Asselin 15 années Il y a

    Merci de vos précisions…
    «L’approche client», on en parle beaucoup dans le milieu scolaire. Certains la décrient, d’autres demandent de tenir compte des besoins de ceux à qui on veut rendre des services et on dit que c’est un symptôme de l’approche client… Mes observations sont à l’effet que personne dans les réseaux scolaires ne croit vraiment que «le client a toujours raison», comme «en affaires». Mais je comprends ce que tu veux dire Patrice…
    Pour ce qui est de mon utilisation du «concept» de coopétition, je suis assez à l’aise avec votre position M. St-Pierre; «en pratique, là aussi, on ne peut pas vraiment réussir l’une sans l’autre». Mais je dirais «en théorie», parce qu’en pratique, les gens dans les réseaux ont tendance à justifier beaucoup de moyens douteux pour parvenir à leurs fins, ie, s’approprier le maximum d’élèves. Bien des exemples me viennent en tête, mais je n’en nommerai qu’un: la pub! Si on coopétitionnait dans les réseaux, on n’engraisserait pas autant les médias avec les budgets de pub faramineux (quand on constate le sous-financement des réseaux) mis là-dedans. Le financement «par tête de pipe» (entre autres) nous a entraînés dans une vraie folie de ce côté. Les médias sont probablement contents et veulent que ça dure, mais les centaines de milliers de dollars (ça se compte en millions de $$$ si j’additionne ce qui se dépense dans les deux réseaux) mis dans la pub sont un des reflets de la compétition où la fin justifie les moyens…
    Enfin, si on veut un exemple concret d’un discours «utilitariste» en éducation (dans le dossier de l’enseignement du français), il faut écouter Jean Forest qui s’est emporté ce matin chez Christiane Charette. Foglia doit «capoter» s’il a écouté cela autour de 10 h 30…

  5. michel le neuf 15 années Il y a

    «Je rêve encore du jour où, question de forme, le financement d’une école privée tiendrait compte de l’intégration des élèves en difficulté du territoire qu’elle dessert.»
    Marc St-Pierre ? Il me semble bien que c’était signé par Michel Le Neuf ; )
    Sans rancune !

  6. Photo du profil de Mario Asselin
    Mario Asselin 15 années Il y a

    Je viens de faire la correction… Désolé.
    Dans un des textes au RAEQ, j’ai lu le nom de Marc St-Pierre et mon cerveau s’est confondu… Pardon.

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