Les systèmes scolaires déforment-ils les jeunes?

«Le système éducatif, au lieu d’être le domaine privilégié où chacun prend conscience de ses possibilités et apprend à les exercer, est organisé le plus souvent de façon à inciter chacun à couper ses propres ailes. Au lieu de favoriser le développement de personnalités contrastées, on s’efforce de produire en série des individus conformes aux normes. L’école sert le plus souvent à insérer chacun dans une voie où il répète docilement les réponses, trouvées depuis longtemps par d’autres, à des questions qu’il ne se pose pas. Puis on vérifie qu’il a retenu ces réponses, qu’il est capable de les utiliser, qu’il est efficace ; on le note, on le classe, on l’oriente, on le sélectionne.» Albert Jacquard, Inventer l’homme

J’ai connu Pierre Demers à l’époque où j’étudiais à l’Université Laval. Lui et René Larouche sont les deux professeurs les plus «libres penseurs» qu’il m’ait été donné de connaître. Les deux ont une formation de sociologue et avaient l’habitude de nous «brasser la cage», régulièrement. Le professeur Demers a longtemps publié un bulletin d’analyse critique auquel j’ai été abonné – Intracomm – et n’a jamais été remplacé, après qu’il ait cessé d’être publié.

Mais depuis quelques jours, je retrouve ce plaisir de lire des propos différents, un brin subversifs et remplis d’humanité dans un livre qui vient de paraître aux Presses de l’Université du Québec, «Élever la conscience humaine par l’éducation». C’est Pierre Demers lui-même qui a attiré mon attention sur son dernier né dans des échanges de courriels où on se rappelait de bons souvenirs. Quel plaisir j’ai eu à relire cet essai dont l’esprit est très bien représenté par la citation en ouverture de ce billet qui est à la page 124 du livre, dans un chapitre où sont identifiés les types de pédagogie qui «déforment» les élèves:

«La pédagogie du grand groupe a été graduellement imposée par les technocrates. (…) Cette approche noie les jeunes dans une même mer de conformité. (…) Par la pédagogie du moule, les jeunes abandonnent leurs façons personnelles d’apprendre. (…) Par cette approche, on conditionne les élèves à recevoir l’information passivement. (…) La pédagogie de la bonne réponse aliène les jeunes et les rend inconscients en les poussant à ne vouloir apprendre que ce dont ils ont besoin à court terme. (…) Cette approche est naïve; elle convainc la personne qu’elle n’a pas à développer son propre sens de discernement.»

Le pire, pense Pierre Demers, «c’est que ces pédagogies aliénantes émanent en bonne partie de la formation universitaire des futurs enseignants». Il avance la thèse dans ce percutant essai que les systèmes d’éducation éduquent peu et ne font que scolariser; il pose d’ailleurs la question en début d’ouvrage: «Qu’est-ce qu’une personne éduquée?» Évidemment, il offre un modèle…
UNE PERSONNE ÉDUQUÉE EST:
demers_mini.jpg
Cliquez pour grand format (reproduction p. 88)

J’ai réalisé encore davantage, en lisant ce livre, que Pierre Demers et René Larouche étaient mes Paolo Freire et Ivan Illich! Que de bonheur de pouvoir continuer à être inspiré par des penseurs de ce calibre…

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6 Commentaires
  1. Photo du profil de ChristianJacomino
    ChristianJacomino 14 années Il y a

    Je crains, Mario, que nous soyons pris en tenailles entre deux options qui tendent à s’imposer à nous: 1/ celle du grand groupe composé d’élèves de niveau prétendument « homogène », et 2/ celle de pas de groupe du tout, où chacun se débrouillera en face à face avec son ordinateur.
    Il me semble urgent de défendre l’option du petit groupe hétérogène fondé sur l’engagement volontaire de l’élève et sur la libre acceptation du professeur.

  2. Photo du profil de LucPapineau
    LucPapineau 14 années Il y a

    Cette question pose au départ l’idée que les jeunes ont une forme X a priori avant d’entrer à l’école. Suivant ce raisonnement, notre société aussi déforme les jeunes.
    D’ailleurs, le terme «déformer» est plutôt péjoratif. Une partie de cette réflexion me fait penser à un débat rousseauiste sur les «bons sauvages» pervertis par la civilsation.
    L »école a-t-elle des impacts sur les jeunes ? Bien sûr. Ils sont d’ordre positif et négatif. Elles les socialisent, par exemple, ce qui est bien important. Elle transmet des valeurs parfois de justice et de coopération.
    L’idéal de Pierre Demers est un idéal. On se rapproche presque d’une pensée grecque ou latine. Tous les jeunes peuvent-ils être «éduqués» de la sorte? Je ne le crois pas.
    Tous les jeunes ne naissent pas égaux devant le savoir. Il faut reconnaitre – sans prendre clela pour une excuse et baisser les bras – que certains sont limités par leur milieu, leurs handicaps physiques, leurs capacités intellectuelles.
    Quant à moi, je ne compte pas sur l’école pour que ma fille puisse développer toutes les qualités qu’il mentionne. les parents, par leur exemples et leurs actions, peuvent être davantage déterminants.
    S’affrontent d’ailleurs dans toute cette réflexion les termes «éduqué», «instruit», «scolarisé», «formé». Et certains jeunes sont bien plus indépendants et autonomes (même autodidactes) qu’on le pense.

  3. Photo du profil de MyriamHuzel
    MyriamHuzel 14 années Il y a

    Je suis totalement d’accord avec vos propos en ce sens que la définition de l’éducation est variable d’une personne, d’une école ou d’un enseignant à l’autre. Dans cette diversité de points de vue, une vision unanime pour éduquer nos jeunes relève de l’utopie.
    Mais à la question les systèmes scolaires déforment-ils les jeunes, j’aimerais, tel que mentionné par M. Papineau distribuer le blâme (si blâme il y a) à plusieurs acteurs de la société qui gravitent dans la vie des jeunes et influencent leur éducation. Ainsi, même si dans le modèle de Pierre Demers l’école devrait favoriser l’esprit critique, la diversité d’opinion et inciter les élèves à assumer leurs différences, cet esprit autonome doit se refléter dans la société. L’exemple doit provenir de nos élites politiques, des parents et des principaux médias de notre collectivité. À mon avis, un système scolaire est le miroir des valeurs de la société. Si on analyse les plans et les grandes lignes de pensée de nos principaux partis politiques, on constate qu’il n’existe pas de différences nettes et tranchées entre chacun d’eux. En Europe la sphère politique est composée de partis aux idées radicales. Ici, les partis politiques qui se situent aux extrêmes sont absents de notre paysage politique. Nos relations sociales tendent aussi vers la conformité face aux idées véhiculées et acceptées par l’ensemble de la population québécoise. Nous avons tendance à éviter d’élever le ton de peur d’engendrer des tensions autour de la table, tandis qu’en France, une discussion comporte nécessairement une confrontation d’idées et des duels idéologiques sans provoquer aucun malaise.
    Je suis d’accord avec les idées de M. Demers, mais je pense que l’école ne doit pas porter à elle seule le mandat d’éducation. Le développement d’une pensée autonome et critique est un travail collectif, où nous devons prendre conscience des dogmes de la mondialisation, qui favorise une culture globalisante pour tous les individus et qui tend à effacer les différences. Oui, l’école occupe un rôle déterminant dans l’éducation d’un enfant et elle doit éveiller les consciences, mais son travail sera vain si elle est à contre-courant ou en marge des idées dominantes d’une société.
    Peut-être que la mission réelle de l’école est d’inspirer les nouveaux mouvements et de transmettre à l’élève une mentalité de libre-penseur, mais encore faut-il qu’il puisse trouver sa voix dans notre société qui valorise davantage la pensée unique que la différence.

  4. Photo du profil de Guy Vézina
    Guy Vézina 14 années Il y a

    Très intéressant le propos de Myriam Huzel! En ce sens qu’effectivement les idées dominantes de notre société risquent malheureusement (j’interprète) d’aller à l’encontre des perceptions d’un enfant qui pourraient être fort différentes au fur et à mesure de sa prise de conscience! Je viens de terminer la lecture du roman de Michel Folco « un loup est un loup« …cela influence sans doute mon commentaire.
    Je profite de l’occasion pour saluer mon confrère universitaire Pierre Demers (1968); j’ignorais qu’il était maintenant à l’Université Laval.

  5. Photo du profil de Guy Vézina
    Guy Vézina 14 années Il y a

    Je viens de réaliser mon erreur en rapport avec Pierre Demers (j’ai lu trop rapidement les propos de Mario); Pierre est retraité de l’UdeS. J’ai quand même été heureux de lire des propos à son sujet (nous avons étudié ensemble à l’UdeS il y a plus de 40 ans).

  6. Photo du profil de MyriamGendron
    MyriamGendron 12 années Il y a

    « Le pire, pense Pierre Demers, «c’est que ces pédagogies aliénantes émanent en bonne partie de la formation universitaire des futurs enseignants» » Je suis parfaitement d’accord avec ce point. Je me bas avec moi-même pour continuer de penser différemment et de pouvoir accorder cette opportunité à mes futurs élèves. Les beaux idéaux du programme sur la différenciation pédagogique et la place que les enseignants doivent laisser à leur élève dans leur apprentissage ne sont pas représentés(ou très peu) à l’université. Un cours magistral de 3h ne nous permet pas de comprendre ce qu’est réellement la différenciation pédagogique et tout le reste. Le problème qui en découle, c’est qu’à force de se faire considérer comme un groupe homogène de futurs enseignants, nous risquons de faire la même chose avec nos futurs élèves.

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