Lettre ouverte aux gens de mon âge

Le titre est de Wajdi Mouawad. La lettre ouverte que je reproduis intégralement ci-après, a été publiée jeudi le 27 septembre 2001 (dans le Devoir à tout le moins) et pour moi, elle est tombée comme une tonne de briques. Cette lettre m’avait inspirée une réponse que je reproduirai dans le prochain document. Au-delà de treize mois se sont écoulés depuis les événements du 11 septembre. Il me semble que ce cri du coeur vaut bien la peine d’y revenir…

À toi Wajdi !

« Lettre ouverte aux gens de mon âge »

«Notre génération a besoin de miracle»
Opinion – Dorénavant, c’est avec la conscience de notre propre mort qu’il nous faudra nous parler. Alors, je vous écris, à vous qui avez mon âge, pour nous poser une question simple: comment allons-nous faire pour nous parler alors que personne ne nous a appris à le faire véritablement? Alors qu’aucune pensée publique ne s’élève pour s’imposer et nous permettre d’agir? Sartre, Malraux, Camus, Dumont ont été pour nos parents ce qu’aucun d’entre eux n’est pour nous. (Ou peut-être est-ce nous qui sommes trop paresseux pour les entendre?)

Il y a dix ans, nous avions vingt ans, et nous découvrions le plaisir de nous retrouver, et nous philosophions avec la joie de ceux qui découvrent les mots, convaincus que nous allions être appelés à rejoindre l’agora des idées. Nous sommes nés à la fin de la guerre du Vietnam et nous nous sommes éveillés avec la guerre du Liban, puis celle de l’Iran contre l’Irak. Notre pensée a été dépassée par la guerre des Malouines, et puis nous avons senti la nécessité de prendre la parole avec la guerre en ex-Yougoslavie. Les charniers du Rwanda ont été le relais de la guerre du Golfe et ont précédé les hécatombes du Kosovo. Nous n’avons encore rien compris aux massacres en Algérie et personne ne nous a parlé du Tibet et très peu de la Somalie.

Nous sommes devenus adultes avec le début de l’intifada de septembre 2000 et notre innocence a éclaté contre le récif du 11 septembre 2001. Nous avons trente ans et nous avons certainement quelque chose à dire. Mais quoi? Un nombre incalculable de groupes s’organisent pour marcher ou pour discuter. Cela a certainement une indéniable valeur morale, mais cela ne semble pas avoir une action intérieure significative. La naïveté de ces démarches est belle. Mais elle n’est pas suffisante. Pourtant, la masse démographique ne cesse d’augmenter; or cette somme d’individus semble perdre de plus en plus de sa force, ne devenant que l’instrument figé de la démocratie, une démocratie qui parvient de moins en moins à se faire entendre puisque les États n’ont plus charge du citoyen mais de la valeur marchande de chacun de nous. Le sens de l’art et de la philosophie est ailleurs, mais aujourd’hui que nous avons trente ans, nous voyons bien qu’au fond de chacun, un doute subsiste: et si la joie que nous éprouvions lorsque, à vingt ans, nous tentions de dire le monde était fondée sur un leurre ?


Quand nous étions encore enfants, nous sentions que l’existence pouvait avoir un sens supérieur qui allait nous arracher à l’ennui du quotidien. Alors, en attendant de prendre activement part aux mouvements de ce monde, nous rêvions de sorcières et de loups terribles. Nous avions peur du noir et la nuit enflammait notre imagination. De ces rêves et de ces peurs inestimables, notre relation au monde a pris naissance, et c’est de cette relation rêvée que nous avons appris, instinctivement, à penser. Mais depuis notre naissance, une question terrible était suspendue au-dessus de nos têtes sans que nous le sachions. Sans que personne ne nous le dise.

Or voici que le 11 septembre dernier, cette question est tombée, nous a tranché la gorge et s’est impitoyablement imposée à nous: est-ce que nos idées tirées des rêves de l’enfance ont encore une valeur dans un monde où tout semble se jouer d’avance? Et si, en effet, tout est joué d’avance, à quoi cela peut-il bien servir d’avoir des idées? En quoi la philosophie peut-elle encore réellement nous aider? Peut-elle prendre activement part à la tentative de nous sortir de l’épuisement? «Qui donc éduquera les éducateurs?», demandait Marx.

Question impitoyable car à cette question, un silence lourd de mauvais augures se lève.
J’écris aux gens de mon âge, à tous ceux qui, comme moi, sont dénués de tête et s’en vont au hasard. L’histoire avec une grande hache s’est dressée au coeur de nos vies. Face à elle, nous ne sommes armés que de nos bons sentiments. Mais l’histoire se rit de nos minutes de silence et de nos marches. L’histoire nous dit qu’il est trop tard pour les symboles. Il aurait fallu y penser avant. Les symboles ont été sacrifiés sur l’autel du néolibéralisme et de ses mirages de modernisme.

Ce qui arrive n’est pas seulement imputable à la génération de nos parents, mais il est évident que le mouvement général de cette génération n’a rien arrangé et nous met aujourd’hui un pied dans le charnier. Il ne s’agit ici ni d’accuser, ni de trouver des coupables, ni de remettre la faute entre les mains de qui que ce soit, mais de parler, de manière sensible, émotive, de la confusion dans laquelle nous sommes lorsque, à trente ans, nous regardons le monde et nous trouvons dans l’impossibilité de le comprendre et d’espérer en lui.

Il est alors normal, sain je dirais, d’interroger la génération qui nous a précédés et de lui demander: mais dans quoi nous avez-vous mis lorsque vous nous avez dit que la définition de la paix est l’absence de guerre? Ce raisonnement nous apparaît aujourd’hui désespérément incomplet et désespérément simpliste. Et c’est soudainement toute la vie qui nous semble vide de mystère depuis que les progrès technologiques se sont accélérés.

Mais cette accélération n’a justement pour but que de rendre simpliste et évidente la définition de l’homme. L’homme est une série de codes génétiques. Nous les avons identifiés. Nous pouvons à présent le défaire et le refaire. Aplanissant la dimension métaphysique de l’homme et des grands défis de son histoire (la mort, la guerre, la douleur, la peine et l’amour), cette génération nous a précipités dans une logique binaire monstrueuse voulant que l’on ne soit heureux que lorsqu’on est heureux et malheureux que lorsqu’on est malheureux. Elle a même fini, cette génération, par croire qu’elle était morale et vertueuse à force de hurler des évidences: la guerre est mauvaise et l’art est important. Cette bigoterie philosophique nous a enlevé l’enthousiasme. Cette génération, la génération de nos parents, a fait de nous des touristes affalés sur les plages de nos vies.

La passion et l’enthousiasme, quant à eux, sont en pleine mer, là où les vagues sont hautes et le ciel houleux. Cette génération nous dit que là-bas, c’est la mort, là-bas, c’est le malheur. Là-bas, c’est la solitude. Là-bas, en pleine mer, on dort mal et l’eau est moins propre. Reste ici, car là-bas, tu n’auras plus rien. La générationqui nous a précédés, celle de nos parents, a fini par nous foutre définitivement la trouille. Toi qui t’éveilles au monde, sache que le monde est une plage d’où il n’est pas bon de s’évader. Si tu y restes, tu auras le soleil et tu auras le monde, et tu seras alors la représentation de la plus grande réussite de la liberté et de la joie. Le bonheur. Tu seras dans la paix. Tu seras la paix.

Mais voilà que le cyclone s’est levé, et le chaos qui était là-bas, en pleine mer, se rapproche de nous, se lève en furie au-dessus de nos têtes et va s’abattre sur cette plage protégée. Nous avons trente ans et nous nous éveillons à l’horreur… l’horreur… Jeunes, nous sommes déjà vieux sans comprendre ni pourquoi ni comment. Nos parents sont pris au dépourvu et ne sont plus des héros. Ils aboient la guerre parce que des hommes détournent nos avions et se précipitent contre les immeubles bardés d’argent, tuant des innocents, enflammant la haine et la rancune, bouleversant notre morale, nous mettant face au miroir déformant que nos parents ont construit pour nous. Leur cri est aujourd’hui tout aussi pathétique. Ne t’en fais pas. Nous gagnerons la guerre contre le terrorisme. Ils l’ont dit l’autre jour à la télé.

Ce que les nazis appelaient terrorisme durant l’occupation en 1940, les Français appelaient cela résistance. Ce que les fous de Dieu appellent aujourd’hui résistance, nous appelons cela terrorisme. Terrorisme et résistance sont l’envers et l’endroit d’un seul et même miroir. L’un est le cauchemar de l’autre. L’un est l’image atrophiée de l’autre. La définition appartiendra au vainqueur. Les kamikazes des uns seront des assassins, et ceux des autres, des héros.

L’Orient a ses kamikazes. Radicaux. Explosifs. Terrifiants. Purs et durs. Ils s’entourent de rituels et de prières et s’aveuglent de promesses d’une poésie vertigineuse de naïveté: «Tu iras directement au ciel, où douze vierges t’attendent.» Alors, ils s’oignent d’huile sainte. Ils prient et l’on prie avec eux car en Orient, le kamikaze n’est jamais seul. Il est entouré et vénéré puisque, à travers lui, certains posent le geste fantastique et fantasmagorique du suicide. Avant de revêtir ses vêtements, le kamikaze de l’Orient protège son sexe. Il le recouvre de pansements et de rubans car il doit être l’unique partie de son corps à demeurer intacte puisqu’il sera accueilli par douze vierges. Cela nous est complètement incompréhensible. Comment peut-on croire à ces histoires, ces légendes, comment peut-on aller se faire sauter, se fracasser l’existence et, avec elle, fracasser l’existence de tous ceux qui, participant au sordide jeu du hasard, étaient là, ce matin-là, dans ce lieu-là. Nous cherchons désespérément à y mettre une grille d’analyse, mais celle-ci échappe à notre entendement.

Pourtant, l’Occident aussi a ses kamikazes qui lui permettent de vivre, comme un sacrifice collectif inconscient, le suicide. Mais les kamikazes de l’Occident pratiquent une folie lente et civilisée, dénuée de rituels et savamment appliquée à rendre l’individu inapte à tout effort de pensée, à tout effort d’enthousiasme. Les kamikazes de l’Occident ne meurent pas et ne tuent pas des innocents, mais ils fracassent leur vie contre le mur violent et tortueux de l’ennui: l’ennui impitoyable d’une existence sans transcendance, sans aucune forme de passion. L’ennui. Et pour tuer l’ennui, les kamikazes de l’Occident regardent la télévision, seuls, car en Occident, le kamikaze est toujours seul. Les kamikazes de notre civilisation sont partout. Nous les voyons tous les jours mourir à leur propre vie derrière un tiroir-caisse. L’Occident, depuis toujours, a aussi ses kamikazes. Des kamikazes à feu doux, à mort lente, à actes mesurés. Ils sont kamikazes en cela qu’ils sont l’instrument de notre confort.

La grande différence entre ces deux attitudes, c’est les innocents. Les innocents. Le kamikaze solitaire de l’Occident ne tue que lui-même sans savoir pourquoi il meurt, tandis que le kamikaze qui, convaincu de la raison d’être de sa mort, s’abat haineusement sur le monde ensevelit avec lui une multitude de destins étrangers à sa tragédie.

J’écris aux gens de mon âge, et aux gens de mon âge seulement. Je dis: soyons patients car ils seront bientôt morts, ceux qui pensent que le bonheur est ouvert sept jours sur sept et qu’on peut y trouver de tout, même un ami. Quoi qu’il advienne, dans quarante ans, ceux qui dirigent aujourd’hui le monde seront morts et enterrés. Et le monde sera alors entre nos mains fatiguées et épuisées. Nous serons à l’âge d’or, dernière génération à garder en mémoire le souvenir du siècle passé. Quelle attention accorderons-nous, à notre tour, au soin du monde que nous serons sur le point de quitter? Je dis aux gens de mon âge, et à eux seulement, qu’il nous faudra réapprendre à regarder le chaos et à ne plus en avoir peur. Une vie étrangère aux rêves de notre enfance est en marche. Or personne n’en veut, de cette vie, personne ne veut de cette existence qui oblige les trois quarts d’entre nous à sacrifier leur vie derrière une caisse enregistreuse ou sous les bombes et les voitures piégées.

On nous a appris que la guerre était une chose mauvaise qui ne devait jamais avoir lieu pour que naisse toujours la liberté. Aujourd’hui, cette liberté est menacée, alors il faut faire la guerre. Lorsqu’elle sera gagnée, nous recouvrerons la liberté d’avant, et cette liberté semble être l’héritage que nos parents désirent nous laisser. Mais que peut signifier exactement cette liberté? Lorsque la guerre sera achevée et lorsque nous pourrons vivre partout en sécurité, partout en paix, parce que nous aurons imposé notre sécurité et notre paix, qu’adviendra-t-il de cette «soif insatiable de l’infini» dont parle le prophétique Lautréamont? Sera-t-elle associée au fanatisme? La guerre qui débute n’est-elle pas en train d’installer un ordre où toute passion, toute quête d’infini, sera source de crainte car trop proche de la folie, sera immanquablement associée à l’aveuglement des meurtriers?

Les événements qui se sont déroulés dernièrement sont reliés à d’autres événements passés qui sont là pour nous rappeler qu’aucune société ne peut construire son bonheur et son développement en créant un monde qui se bâtit sur le sang des sociétés lointaines.
J’écris aux gens de mon âge. Je leur écris dans toutes les langues pour dire que notre génération a besoin de miracles car nous aurons bientôt à nous occuper de ce monde qui tombe. Si, aujourd’hui, aucune issue ne semble possible, si, aujourd’hui, le rêve d’un monde multiple est à l’agonie et si, aujourd’hui, il nous apparaît que la philosophie, l’art et la pensée nous sont totalement inutiles pour nous sortir de l’angoisse qui est maintenant notre lot à tous, il nous appartiendra dans les temps futurs de redresser l’idée de la solidarité joyeuse en tentant de ralentir le monde. Et à ceux qui, pleins d’ironie, ont construit un monde dont ils ne veulent pas eux-mêmes, ceux qui nous parleront de l’expérience en nous disant que lorsque nous serons plus grands nous comprendrons, nous leur dirons de se taire un court instant. De se taire et d’écouter. Nous leur dirons d’écouter la colère de la jeunesse qui fera d’eux les vaincus des vaincus. Pleins de compassion, nous leur dirons: «La jeunesse est en colère contre vous. Elle quitte cette plage aseptisée sur laquelle vous l’avez enfermée. Et comme Virgile, jadis, elle embarquera sur des navires à voiles pour rejoindre le grand large, là où l’enthousiasme est encore possible. La jeunesse est en colère. Elle part et vous laisse, touristes à votre propre vie, à votre propre ironie. Elle part et avec elle le soleil.» Nous leur dirons de ne plus chercher le soleil, que le soleil reviendra, mais jamais pour eux. La parole de Zarathoustra plein la gueule, on leur dira aussi que le mal qu’ils nous ont fait est plus grand que le meurtre, on leur dira qu’ils nous ont pris l’irremplaçable, qu’ils ont tué les visions de notre jeunesse, de nos plus chers miracles. On leur dira qu’ils nous ont pris nos compagnons de jeu et qu’en leur mémoire nous fleurirons la lune.

Dorénavant, c’est avec la conscience de notre propre mort qu’il nous faudra nous parler.
Wajdi Mouawad est auteur et metteur en scène. Directeur artistique du Théâtre de Quat’ Sous, l’auteur écrit ici à titre personnel.

1 Commentaire
  1. Photo du profil de marco
    marco 12 années Il y a

    Salut,
    Nous avons fait un spectacle mêlant lectures, musiques chant et théâtre autour de cette lettre ouverte à Bayonne…
    des photos : http://www.regardencoin.com/portfolio-7277-0-les-couslisses-ethiopiques.html

    marc de Bayonne

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