Raisons communes

Pourquoi tenter de résumer une allocution alors qu’on peut en apprécier toute l’ampleur par le texte original ? Ce sera le cas avec cette intervention de M. De Koninck; sous l’hyperlien plus bas, dans quelques jours, je publierai ce texte savoureux d’une vingtaine de pages.
L’intervention du philosophe avait pour cible de cerner les motifs prescrivant du sens à l’acte d’enseigner au sein de notre société. L’exposé était divisé en cinq étapes, une conclusion et une période de questions. Elle est abondamment « épicée » par des citations d’origines diverses comme seul sait le faire notre conférencier parmi les plus érudits que je connaisse.
Je retiens cette fois-ci encore, la démonstration faite de la grandeur de notre métier. J’ai été ébloui par cette section où il est question de musique et d’émotions :
«Or les émotions ne sont pas statiques, elles sont des mouvements, des « motions » (…). Le meilleur « traité » des passions est à cet égard la musique. Tristesse, douleurs, angoisses, soucis, sérénité, joie, allégresse, adoration, prière, amour : tous cesmouvements de l’âme renaissent en nous grâce à elle, avec d’infinies nuances; ces dimensions essentielles de notre être intime nous sont en quelque sorte manifestées en leur vie même. Le mot mousikê évoque le festival des Muses dans la mythologie grecque, signifiant l’inspiration de tous les arts, tous conviés à la célébration, spécialement du chant poétique. Par tous les arts, mais d’abord par la musique, l’être humain chante l’acceptation amoureuse de la splendeur du monde, de la grâce du don de beauté »
J’ai aussi été frappé par cet autre extrait :
«La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs». Quand je relie cela à ce que j’ai déjà rapporté du dernier livre de M. De Koninck à propos de l’enthousiasme, je constate qu’il est « constant » dans sa pensée ! Avant la fin de sa présentation, j’ai fait un autre lien avec une citation qu’il m’avait été souvent donné d’entendre. Je ne savais pas que le fameux « If you think education is expensive, try ignorance », était en fait une trouvaille de l’ancien Président de Harvard University, Derek Bok. Il me semble que ça donne une toute autre teinte à ces paroles…
Lors de la période des questions, nous avons eu le privilège d’entendre notre conférencier discourir sur les mérites de la dernière décision ministérielle en regardant du coin de l’oeil la réaction du ministre Fournier qui était déjà arrivé pour son allocution. Il a entendu M. De Koninck dire «qu’un état ne pouvait privilégier une religion plus qu’une autre», mais il l’a aussi écouté quand il a « commis » le syllogisme suivant (propos rapportés de mémoire et sans doute interprétés !):
– Pour apprécier une religion,il faut être libre !
– Un être ignorant ne peut pas se prétendre libre !
– Une famille a donc le droit [et le devoir?] de faire instruire ses enfants dans un endroit présentant plusieurs religions ou un autre où une religion en particulier est promue. Et cet endroit se doit d’être accessible financièrement (ce qui ne veut pas dire gratuit, mais qui sous-entend « pas réservé à une certaine classe de citoyens ») !


Conférence d’ouverture, Assemblée générale régulière, Fédération des établissements d’enseignement privés, Château Bonne Entente, Québec, le 5 mai 2005
RAISONS COMMUNES
J’ai intitulé la conférence «raisons communes», en reprenant tel quel le titre d’un ouvrage de Fernand Dumont, dont j’aurai l’occasion de citer des passages plus loin . Ce que je vise toutefois c’est de tenter de cerner de plus près avec vous les raisons communes légitimant tout enseignement en notre société. En filigrane dans mon exposé, la question de la spécificité de l’enseignement privé, de votre projet éducatif collectif, devrait cependant transparaître de manière très évidente, pour peu que vous la gardiez à l’esprit. J’en parlerai expressément en conclusion.
L’idée de fond est que toute démocratie authentique repose sur une légitimité (plutôt que sur des contraintes comme en régime totalitaire); la confiance dans les institutions y est dès lors capitale, et le consensus est perpétuellement à refaire. On est appelé à élever le niveau des raisons communes, dans la mesure du possible, pour vivre toujours mieux avec autrui. La conjoncture actuelle accroît d’ailleurs chaque jour l’urgence de mieux saisir les raisons communes en question. Je songe ici, en particulier, à la culture ambiante, à laquelle je ferai quelquefois référence dans ce qui suit.
Notre réflexion nous engage du même coup dans une grande quête de l’humain. De l’humain en sa terre originelle qui est l’enfance puis l’adolescence, de l’humain dans ce qu’il a de plus grand, qui est déjà tout présent en l’enfant. «We are, after all, only babies that have been around for a while», comme l’écrivent, dans un ouvrage récent, les psychologues Alison Gopnik, Andrew Meltzoff et Patricia Kuhl . Dans les termes d’un vers célèbre de William Wordsworth, «The Child is father of the Man». Selon un proverbe grec qu’aimaient citer Platon et Aristote, «le commencement est plus que la moitié du tout».
Mon exposé se découpera en cinq étapes.
1/ Le développement intégral de la personne
La question de la formation des personnes est aussi ancienne que l’humanité, aussi complexe que celle de la culture, avec laquelle elle se confond d’ailleurs. La conception qu’on peut en avoir dépend de la conception de rien de moins que l’être humain lui-même, du sens ou non-sens de sa condition, du savoir, de l’art, et le reste. Mais il s’agit aussi, bien entendu, de la tâche des éducatrices et éducateurs qui est à vivre ici et maintenant.
Il n’est pas inutile en conséquence de poser à nouveau, au départ, la question toute simple : qu’est-ce qu’une personne? Chacun sait que le mot latin persona signifie en premier lieu «masque de théâtre»; le mot grec correspondant, prosôpon, désigne d’abord la «face», le «visage», ce qui est donné au regard de l’autre, et se traduit aussi par «masque». Viendront ensuite naturellement d’autres sens, désignant le personnage, le rôle qu’il joue et l’acteur qui joue ce rôle . Ces mots ne désigneront que plus tard celui ou celle qui parle, pour ainsi dire, derrière le masque, la personne au sens qui nous est familier. Cette évolution de sens est tout à fait naturelle, et significative de surcroît. Car nous ne voyons jamais de nos yeux corporels la personne, mais toujours un masque, un visage demeurant du reste souvent énigmatique, que chacune ou chacun compose plus ou moins délibérément. Mais alors, comment parvient-on à la personne au sens plus profond (qu’a maintenant ce mot d’ailleurs)? Ce n’est en réalité que par l’accès intérieur à soi-même. Une personne est un être qui aime, qui pense, qui sent, qui imagine, qui a une conscience morale comme moi. Nous savons par conséquent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par l’expérience que nous avons de vivre la vie de personnes. Nous voilà déjà, à vrai dire, au c¦ur même de l’éthique, à savoir la connaissance de soi. Telle est la pleine portée du «connais-toi toi-même» que prônent toutes les sagesses. John Saul a raison d’ouvrir son ouvrage, La civilisation inconsciente, sur cette citation de Jean de Salisbury : «Qui est plus méprisable que celui qui dédaigne la connaissance de lui-même?», puis de transposer plus loin la question à la société dans son ensemble : «Quoi de plus méprisable, en effet, qu’une civilisation qui dédaigne la connaissance d’elle-même?».
C’est la vie la plus «ordinaire» (si une telle chose existe) qui sollicite ainsi la première l’éveil de la conscience à un niveau profond. S’agissant d’autrui, il faudrait être singulièrement aveugle pour ne point voir la vie, ne point voir l’esprit dans le regard humain, dans un geste ou une parole, pour être fermé à l’émotion, la bonté, la joie, l’angoisse, la colère, l’admiration, la tendresse, la compréhension sur un visage. L’esprit n’a rien à voir avec le fantôme qu’ont inventé les dualismes sommaires. Rien n’est en réalité plus concret, plus vivant, plus manifeste que l’esprit; nous l’éprouvons dans l’expérience d’aimer ou celle de penser, nous le saisissons (et pouvons le contempler) chaque jour dans l’expression réelle du corps humain. Ainsi, selon les mots de Proust, chez nos «humbles frères» même lorsqu’ils sont peu instruits, «dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien» . Le nier serait faire fi de la vie humaine à son niveau le plus élémentaire.
Vous aurez compris que si je rappelle ici ces choses, c’est pour nous remettre en mémoire à quel point notre «humanité» à l’égard d’autrui dépend avant tout de ce que nous sommes nous-mêmes, ou mieux encore : de ce que nous avons su devenir. Dans la meilleure des hypothèses, celle ou celui à qui j’enseigne est un autre moi. Quelle mise en question cela entraîne ­ ou devrait entraîner!
«On ne mesure pas les corps vivants comme on mesure, grossièrement, les choses [remarquait Goethe]. Une chose vivante ne peut être mesurée par rien de ce qui lui est extérieur, mais si elle devait l’être un jour, elle devrait fournir elle-même l’aune de cette mesure. Celle-ci, spirituelle au suprême degré, ne peut être trouvée par les sens». L’excellent mot «culture» nous renvoie justement, d’emblée, à la vie, plutôt qu’à quelque modèle artificiel. Il suggère la continuité de croissance propre à la vie, l’autodéveloppement, mais aussi une certaine fragilité et la dépendance par rapport au milieu . La vie concernée est ici celle de l’âme, selon la formule classique, due à Cicéron, de cultura animi ‹ c’est-à-dire le plein épanouissement, non plus de l’arbre seulement, mais de l’esprit humain lui-même au meilleur de ses potentialités. Elle inclut l’éthique et la politique, l’amour de la beauté aussi, évidemment; car Cicéron dit bien animi plutôt qu’animae, ce qui suggère toutes les valeurs que nous associons à ce qu’on appelle «le c¦ur» ‹ et pas seulement l’intelligence.
La différence capitale entre l’être humain et les autres vivants de ce monde, y inclus les autres animaux, est que ces derniers sont «préprogrammés» à un degré infiniment plus grand que nous; la nature non rationnelle est déterminée ad unum, constataient les médiévaux à la suite des Grecs, cependant que l’être humain est ad multa, ad opposita, ad infinita. Les autres animaux sont d’emblée des spécialistes. Chaque espèce d’insectes n’a qu’une manière de faire les choses, et s’y conformera toujours, car tel est son «programme». S’il mûrit avant l’être humain, le chimpanzé «est atteint beaucoup plus vite par cette irréversible vieillesse : l’incapacité de rien apprendre de nouveau», fait observer avec finesse Fernando Savater . Nous, les humains, sommes au départ les plus indéterminés, potentiels, des êtres ‹ nus, vulnérables à tant d’égards. Luc Ferry n’a pas tort de considérer que ce fait-là, mis en relief par Jean-Jacques Rousseau à l’époque moderne (à la suite des anciens Grecs), est d’une «profondeur abyssale».
Ce qui doit faire ressortir du même coup combien les déterminations que nous recevons et que nous nous donnons ‹ appelées vertus et vices ‹ tirent à conséquence. Le plus difficile des problèmes, disait Kant, est que «l’homme est un animal qui (…) a besoin d’un maître. (…) Mais où prend-il ce maître? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine. Mais ce maître est, tout comme lui, un animal qui a besoin d’un maître». En d’autres termes, tradition ‹ l’acte de transmettre ‹ et discipline sont nécessaires pour que nous puissions devenir ce que nous sommes et parvenir à des sociétés civiles justes. Cette tâche est la plus difficile de toutes parce que «le bois dont l’homme est fait est si courbe qu’on ne peut rien y tailler de bien droit», ajoute Kant dans une formule célèbre. La possibilité du meilleur entraîne la possibilité du pire; corruptio optimi pessima; «la plus profonde difficulté de toute la doctrine de la liberté», c’est qu’elle est «un pouvoir du bien et du mal» (Schelling).
2/ Affectivité et ipséité
Vous vous souvenez sûrement des toutes dernières pages de Terre des hommes, d’Antoine de Saint-Exupéry. Si Mozart avait grandi dans un milieu de musique pourrie, même Mozart aurait été assassiné, si prodigieux qu’ait été son talent naturel. Un minimum de culture musicale est nécessaire même pour qui a une nature aussi douée que celle de Mozart. Or cette observation se transpose dans tous les ordres, voire pour la vie humaine tout entière. Quand dans les jardins naît par mutation une rose nouvelle, les jardiniers s’émeuvent, écrit Saint-Exupéry. «On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné. (…) Ce qui me tourmente, c’est le point de vue du jardinier. (…) C’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné ».
«C’est pourquoi [écrit d’autre part Saint-Exupéry dans Citadelle] j’ai fait venir les éducateurs et leur ai dit : Vous n’êtes point chargés de tuer l’homme dans les petits d’hommes, ni de les transformer en fourmis pour la vie de la fourmilière. Car peu m’importe à moi que l’homme soit plus ou moins comblé. Ce qui m’importe c’est qu’il soit plus ou moins homme (Š) Vous ne les comblerez point de formules qui sont vides (Š) Vous ne les emplirez point d’abord de connaissances mortes (Š) Vous tiendrez donc compte d’abord de l’amour».
On l’oublie bien trop souvent, l’amour s’apprend, par l’amour reçu d’abord, qui le premier donne le goût de vivre en donnant sens à l’existence. «C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe: nous sentir justifiés d’exister», écrivait Sartre dans une de ses meilleures pages . L’amour déclare : «il est bon que tu existes»; la haine cherche au contraire l’exclusion, l’élimination, elle est aveugle et homicide. Le désir de reconnaissance, si profond en chaque être humain, trouve sa forme la plus parfaite dans le désir d’être aimé.
Le premier lieu que nous habitons, qu’il nous est impossible de jamais quitter, c’est nous-mêmes. Dire, à la suite de Hölderlin, que «l’être humain habite poétiquement» — Dichterisch wohnt der Mensch ­ c’est rappeler que la ville de l’enfance n’est pas tant ce lieu concret où nous avons habité que cette seule ville où, toujours, nous habitons, qui est dans notre imagination et dans notre c¦ur, peuplée de tous ceux et celles que nous aimons, de ceux et celles aussi qui ont veillé sur nous et qui nous ont quittés, dont le visage s’est effacé mais la présence demeure, et les paroles et le sourire. La ville qui compte pour nous, c’est celle que nous portons en nous, c’est le lieu où l’on a découvert la beauté, l’universel, la fragilité et la puissance de la vie, la fuite du temps, ses promesses, la tristesse, le désenchantement, l’insensé, la joie, l’amour, la vie du sens se construisant dans une approximation permanente.
La toute première condition de la vision et de l’écoute des personnes et des choses est l’affectivité. Combien pauvres seraient nos vies sans la variété infinie des tonalités affectives, les nuances multiples que nous vaut à chaque instant notre affectivité. Les états affectifs recèlent des intentions dans leur dynamisme intérieur. L’affectivité concentre notre attention sur les valeurs que l’autre fait naître en nous. «Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le c¦ur. L’essentiel est invisible pour les yeux».
Mais en même temps, comme l’a marqué Michel Henry, l’affectivité est aussi en son essence auto-affection, capacité de ³se recevoir, de s’éprouver soi-même, d’être affecté par soi² . Quand je suis triste, je subis ma tristesse, quand je suis joyeux, amoureux, je m’éprouve dans cette joie et en cet amour. Mais cette capacité évolue, bien ou mal, est soumise, elle aussi, à un apprentissage. Or il s’agit bien de la ³sensibilité² même qui nous définit et dont le rôle dans la vie de chacune et chacun est si primordial qu’il la colore tout entière, lui donne toute sa saveur, sa vivacité première. Un des drames de notre temps pourrait bien être que c’est ce Mozart-là qu’on assassine d’abord.
Il arrive d’ailleurs de plus en plus souvent de nos jours qu’il s’assassine lui-même au sens strict du terme, comme le montre la montée apparemment inexorable, dans nos sociétés, du phénomène d’autodestruction, spécialement chez les jeunes: la drogue, la violence, la criminalité, l’abandon scolaire ou tout simplement le suicide.
Tel garçon est fâché parce que son père contrecarre ses désirs. L’émotion est une structure qui prétend de la sorte à sa propre rationalité, portant au monde de la conscience une orientation jusqu’alors inconsciente. Alice Miller a bien montré comment, à force d’empêcher l’enfant de manifester ses émotions, on lui enlève toute volonté personnelle. En détachant l’homme de ses sentiments, on l’empêche d’être lui-même.
Or le manque de confiance en soi est la pire des infirmités pour la vie à venir, de l’esprit comme du c¦ur. L’image de soi résulte en majeure partie de la reconnaissance, ou de l’absence de reconnaissance, par autrui. L’enfant est forcément dépendant au départ, et ignorant. Mais il faut en outre que cette confiance en soi trouve une base rationnelle. Le jeune doit pouvoir découvrir ce qu’il sait le mieux faire, quels sont ses véritables talents, ne pas se laisser trop vite convaincre qu’il n’est pas apte à ceci ou cela. Un échec ne saurait suffire à le décourager. Par exemple en mathématiques où la faute est si fréquemment due à un mauvais enseignement. Un éducateur de valeur peut ici réparer les méfaits d’un autre. De même l’effort répété peut parvenir à corriger la source de l’échec, et une première réussite provoquer de nouveaux départs. «Il n’y a point d’expérience qui élève mieux un homme que la découverte d’un plaisir supérieur, qu’il aurait toujours ignoré s’il n’avait point pris d’abord un peu de peine».
Georges Steiner me semble avoir admirablement résumé l’essentiel à cet égard : «C’est l’enfant qui est la matière première de la culture, de la civilisation même. Le mot grec pour éducation, pour culture, c’est le mot pour enfant: paideia, paidos. Si on peut inculquer à l’enfant certains rêves, un certain refus de la vulgarité, de l’inhumain, de la déception énorme, alors on a une chance de gagner la bataille. C’est dans les premières années [Š] que se joue le drame le plus complexe, qui est celui de faire croire à l’enfant qu’il y a des rêves, des transcendances éventuelles possibles. L’horreur de notre enseignement, de sa fausse réalité – un réalisme brutal et faux –, c’est d’amoindrir les rêves de l’enfant. Au lieu de faire plus que l’enfant ne comprend, il faut toujours aller un peu plus loin, il faut que l’enfant tende le bras et la main pour essayer de capter la balle, même si ça le dépasse. C’est alors que commence la grande joie, lorsqu’on se dit: Je n’ai pas encore compris, mais je vais comprendre. Je n’ai pas encore rêvé, mais je vais rêver. Je n’ai pas encore joui de ça, mais je vais en jouir.
En nivelant, en faisant une fausse démocratie de la médiocrité, on tue chez l’enfant la possibilité d’outrepasser ses limites sociales, domestiques, personnelles et même physiques. À l’université, c’est peut-être déjà trop tard. La bataille essentielle a été perdue. Pas toujours, car il y a bien sûr beaucoup d’êtres humains qui mûrissent lentement et tardivement, mais il y en a aussi qui sont teints pour toujours à l’école. L’amertume, l’aigreur, la morosité du professeur médiocre est l’un des grands crimes dans notre société» .
Bref, l’épanouissement de chacune et de chacun dépend profondément des parents, des éducateurs, de l’école et de toute la culture ambiante, qui peuvent assassiner, le mot n’est pas trop fort, puisqu’il s’agira de ce qui fait sens, donne le goût de vivre une vie humaine, du désir de dépassement, de la soif d’apprendre, de comprendre, de contempler. Il n’y aura pas d’efforts plus tard «sans au fond, au fond de soi, le merveilleux et le miraculeux placé par l’enfance» (Paul Valéry). Si le balourd («the dullard», dit Whitehead) qui tue l’émerveillement mérite d’être maudit comme le plus honteux des assassins, c’est que sa victime est ce que nous avons chacune et chacun de meilleur, de plus déterminant en nous: le souffle même de vie qui donne sens ou à tout le moins permet d’en chercher un, et qui est l’esprit.
3/ Les arts du beau et la communication
Pourquoi les arts sont-ils si importants, beaucoup plus que les sciences et les techniques dans la formation des personnes ? Nous venons d’en cerner la raison.
Par l’affectivité, venons-nous de dire, nous sommes faits dépendants des autres, du monde, exposés, passifs. Cette passivité est à la fois ouverture et dépassement. Le sentiment ne se manifeste pas, en somme, sous la forme d’une représentation, d’une idée, mais plutôt comme une épreuve concrète. Il est toujours et nécessairement tel sentiment particulier — la joie, telle joie, la tristesse, telle tristesse, la peur, telle peur –, avec par suite une tonalité qui n’est que de lui et qui ne peut se saisir que dans le moment même où on l’éprouve. La tristesse n’est pas, si on veut, le monde, mais une modalité de ma présence à moi-même, où le monde apparaît comme triste d’abord et essentiellement parce que je suis triste. Tant et si bien que je me reçois ainsi à tout instant dans ma contingence même. La vie n’est pas présente devant nous. Le soi est affectivité, il est possibilité d’être affecté par lui-même. Il s’éprouve dans le sentiment, dans une disposition à subir, à recevoir le monde même. Jamais achevé, le moi est «une suite mélodique d’états affectifs», nullement une sommation d’instants discontinus, mais bien plutôt «un enchaînement fondu, continu» (Jean Ladrière).
Or les émotions ne sont pas statiques, elles sont des mouvements, des «motions» comme déjà le nom l’indique. Le meilleur «traité» des passions est à cet égard la musique. Tristesse, douleurs, angoisses, soucis; sérénité, joie, allégresse, adoration, prière, amour : tous ces mouvements de l’âme renaissent en nous grâce à elle, avec d’infinies nuances; ces dimensions essentielles de notre être intime nous sont en quelque sorte manifestées en leur vie même. Chaque modalité affective s’y exprime d’une manière originale, elle éclaire le rapport obscur de la subjectivité à elle-même en y découvrant les configurations variées de sa présence à elle-même, la gamme et le registre de l’affectivité. Épanchement libre de la passion et de l’imagination qui élève l’âme, en lui permettant de se distancer d’elle-même pour mieux saisir son être le plus profond, en son dynamisme même, la musique est essentielle à la connaissance de soi. Narcisse n’a que faire de la musique.
Le mot mousikê évoque le festival des Muses dans la mythologie grecque, signifiant l’inspiration de tous les arts, tous conviés à la célébration, spécialement le chant poétique. Par tous les arts, mais d’abord par la musique, l’être humain chante l’acceptation amoureuse de la splendeur du monde, de la grâce du don de beauté. La fête, la jubilation, la supplication, l’indicible, l’amour, trouvent en elle une expression qu’ils ne sauraient trouver ailleurs ­ cantare amantis est (saint Augustin). Notre vie concrète en ce monde ­ la vie humaine, l’histoire individuelle, l’histoire de l’humanité — est perpétuel devenir en son essence même, croissance et dépérissement à la fois, constamment menacée autant sur le plan spirituel que sur le plan physique. De là ces images si fréquentes, en littérature, du voyage, du naufrage, du cheminement (Ulysse, Don Quichotte, tant d’autres) vers un but souvent obscur au départ mais pouvant donner sens à la démarche, la voie choisie, la «méthode» (hodos, «chemin», «voie», est dans methodos). Tension et recherche de sens que reflète également à merveille la musique.
Ces images et d’autres semblables s’appliquent en outre aux vies diverses (intelligence, imagination, mémoire, affectivité, par exemple) que nous menons parallèlement en notre for intérieur, de manière largement inconsciente, où le discernement se fait souvent insensiblement, mais dont la croissance, l’autodéveloppement, trouvent une expression unique dans les arts. Tous les arts sont médiateurs de sens, chacun toutefois de manière irremplaçable. Ils nous font entrer en nous-mêmes, dans les grands espaces et les vastes palais de l’imagination et de la mémoire où se découvrent d’innombrables trésors d’images et tout ce que construit notre esprit, et où nous nous rencontrons aussi nous-mêmes, de manière particulièrement révélatrice, dans cette exigence de nous-mêmes vis-à-vis de nous-mêmes qu’est la conscience. Ils civilisent et raffinent notre affectivité, l’épanouissent.
En un mot, cette dialogique grâce à laquelle l’identité de chacune et chacun de nous s’élabore et se transforme tout au long de l’existence, passe par le langage des arts, des gestes, de l’amour, le partage des joies et des peines. C’est bien ce que veut dire au moins en partie «habiter poétiquement». Nous nous construisons dans la relation, dans la communication, le logos et la culture en ce sens. La nostalgie de ne pouvoir communiquer à fond et authentiquement semble démontrer que nous sommes faits pour communiquer et aimer, ce qui implique de notre part la reconnaissance de l’autre, du différent, de l’irréductible. Mais aussi qu’on ait quelque chose à dire à quelqu’un, quelque chose qui naisse par conséquent de l’intérieur, ce qui suppose à son tour qu’on connaisse sa propre identité, qu’on se comprenne un peu et s’accueille soi-même. Beaucoup de formes de parole ne sont pas une vraie communication parce qu’elles émanent d’un vide ­ ainsi cette foison croissante d’informations immédiates et donc médiocres que l’on jette aussitôt, certes, mais qui noient et étouffent les mémoires. La communication implique d’une certaine façon la personne qui communique, le risque de la confiance à autrui, à ce qui échappe. Il n’existe pas une façon de communiquer purement abstraite. L’enfer de la non-communication, de la solitude ainsi entendue, doit faire entrevoir que la communication humaine a une valeur, une signification, un poids bien au-delà de tout ce que l’on imagine, qu’elle est à la fois formidable et fragile, beaucoup plus délicate, riche, constructive (ou destructrice), qu’il n’apparaît à la surface. La véritable communication n’est possible qu’en des communautés humaines concrètes, comme la famille et la nation, et l’école.
Car ce serait une illusion de croire que nos identités personnelles ne se forgeraient qu’en une sorte de monologue solitaire, alors que l’interaction avec d’autres, à coup de dialogues externes et internes, souvent de luttes, est cruciale. La conversation avec tels de nos amis (ou ennemis), avec nos parents certainement, avec tous les éducateurs qui nous ont marqués, se poursuit en nous jusqu’à la fin de nos vies. Découvrir à quel point la constitution de notre moi intime aura été affectée par de telles relations d’échange précises, spéciales, avec autrui, aide à mieux saisir la portée de l’enracinement dans une culture. L’une des questions majeures posées par l’ethnologie concerne ce que l’on a appelé justement «l’altérité essentielle ou intime», dont les représentations, dans les systèmes qu’étudie l’ethnologie, «en situent la nécessité au c¦ur même de l’individualité, interdisant du même coup de dissocier la question de l’identité collective de celle de l’identité individuelle» .
4/ L’intelligence et l’imagination
Dans un livre récent qui considère d’un point de vue neuroscientifique le développement du cerveau et de l’esprit dans les cinq premières années de la vie, Lise Eliot observe que ce qui obsède avant tout les parents, c’est l’intelligence. Que puis-je faire, demandent-ils, afin de promouvoir le développement intellectuel ?
Et pour cause. Car même le développement du cerveau dépend de la première éducation. Le biologiste Christian de Duve écrit : «Les connaissances récemment acquises sur le développement du cerveau sont d’une importance capitale et devraient être martelées aux oreilles de tous les futurs parents. La manière dont vous traitez vos enfants façonne littéralement leur cerveau. Si vous voulez qu’ils développent un réseau neuronal riche, qui est la condition d’une riche personnalité, vous devez leur parler dès la naissance, leur chanter des chansons, les caresser, attirer leur attention visuelle, leur donner des jouets aux formes et couleurs diverses; en somme, vous devez leur apporter une multitude de stimulations sensorielles grâce auxquelles ils pourront construire les innombrables circuits neuronaux qui sous-tendent l’épanouissement de la vie mentale. Priver un enfant de telles stimulations revient à enrayer définitivement son développement psychique, comme l’atteste l’étude de nombreux cas» . «What we see in the crib», s’exclament Alison Gobnik et ses associés dans l’ouvrage que je citais au début, «is the greatest mind that has ever existed, the most powerful learning machine in the universe».
Plus les sensations seront diverses chez le jeune, plus son intelligence s’éveillera. Les éducateurs ont ainsi à veiller sur la diversité et la qualité même des sensations, d’autant qu’elles sont essentielles, on vient de le dire, au développement du système neuronal. Il est évident que, si l’on n’y prend garde, la technicisation croissante génère une paresse et un endormissement des facultés du corps, une perte d’expérience, l’apprentissage de l’habitué, du dominé, de ce qui fonctionne automatiquement, qui ne fait que renforcer le plaisir de la domination et l’illusion d’une rigueur facilement acquise. Les Anciens accomplissaient des prodiges techniques avec très peu de moyens et une habileté manuelle par conséquent plus grande que la nôtre. Nous accomplissons des prodiges techniques nettement supérieurs, mais au moyen d’instruments de notre fabrication qui se substituent à nos mains, devenues souvent moins habiles. Le sport, le développement des habiletés manuelles, l’entraînement du regard, de l’écoute, sont d’un grand secours. Tout passe d’une certaine manière par l’attention, l’esprit alerte, observateur, entraîné. L’¦il exercé du coureur des bois voit et entend dans la forêt infiniment plus et mieux que le citadin, il voit de manière distincte ce que les autres ­ comme nous ­ voient aussi mais sans le voir, entend ce que les autres entendent également sans l’entendre. De même le vrai marin en mer, l’alpiniste en montagne.
Nietzsche écrivait : «Je m’empresse d’exposer les trois tâches pour lesquelles des éducateurs sont indispensables. Il faut apprendre à voir, il faut apprendre à penser, il faut apprendre à parler et à écrire : le but de ces trois disciplines est une culture raffinée. Apprendre à voir : habituer l’¦il au calme, à la patience, à laisser les choses venir à lui, à suspendre le jugement, apprendre à faire le tour du particulier et à le saisir dans sa totalité. C’est là l’école préparatoire élémentaire à la vie de l’esprit : ne pas réagir immédiatement à toute sollicitation (Š)».
En revanche, le visuel pur, les fantasmagories multi médiatiques, ou ³virtuelles², les échos qui, à l’instar de la nymphe Écho dans le mythe de Narcisse, n’ont pas de voix propre, tout cela sollicite sans cesse, mais n’a pas assez de consistance pour nourrir et faire vivre un être humain. L’«étrangeté de la folie» de Narcisse, pour parler comme le poète latin Ovide de qui nous tenons le mythe, vient de ce qu’incapable de vivre, il tombe amoureux à seize ans non pas de quelqu’un et encore moins de lui-même mais de son propre reflet dans l’eau. Narcisse meurt de la contemplation d’un néant, d’un reflet aussi irréel que cette image de vous ou de moi qui s’évanouit aussitôt du miroir. Tout entier spectateur d’une apparence pure, il n’a pas d’intériorité, pas de soi véritable, pas d’identité, pas d’idéal, pas d’agir possible. Pis encore, son amour d’un faux soi — les analyses pénétrantes d’une Alice Miller l’ont bien marqué — n’empêche pas seulement l’amour d’autrui ou de quoi que ce soit de concret ³mais aussi, et avant tout, l’amour pour le seul être qui lui soit confié entièrement: lui-même» . Afin de mieux prendre conscience de tout ceci, tentons un moment d’imaginer par impossible un monde purement visuel, où rien ne puisse toucher ni être touché, sans expérience d’aucun contact, par conséquent, sans nulle résistance. Un monde en outre sans émotion ni désir, sans amour, d’aucune sorte. Voudrions-nous y vivre ?
Le jeune est dès l’enfance extraordinairement doué, il est même en mesure d’apprendre alors davantage que jamais plus tard en sa vie; un enfant de trois ou quatre ans peut apprendre simultanément, avec succès, trois langues ‹ systèmes complexes s’il en est; et les enfants sont aptes à mille autres prodiges d’apprentissage. À partir de onze ans, la plasticité neuronale commence à diminuer, étant du reste inversement proportionnelle à l’âge. Époque merveilleuse de la vie de chacune et de chacun qui sera à jamais perdue si on n’a su en faire profiter l’enfant à temps. De plus, l’affection naturelle pour les êtres et les choses connus en premier lieu laisse des marques indélébiles .
Maria Montessori a fait observer avec une rare sagacité qu’«on se trompe si l’on veut corriger l’enfant en supprimant directement ses défauts. On ne peut le corriger qu’en l’³élargissant², en lui donnant de l’espace, en lui donnant des moyens pour dilater sa personnalité, en suscitant chez lui des centres d’intérêt situés au-delà de ce que font les autres (Š)». Ce qui permet de dissiper certains défauts moraux de l’enfant c’est «une éducation d’ ³immensité²». La première démarche de l’éducation doit être d’«agrandir le monde» dans lequel il s’ennuie, de «le libérer des chaînes qui l’empêchent d’avancer». Ainsi, par exemple: «Mettre à sa portée de multiples centres d’intérêts satisfaisant les tendances les plus profondes enfouies dans son psychisme. L’inviter à conquérir l’illimité au lieu de réprimer son désir d’obtenir ce que ses voisins possèdent. C’est sur ce plan, ouvert à tous les possibles, que l’on peut et que l’on doit enseigner le respect de toutes les lois extérieures établies par cette autre puissance naturelle qu’est la société des hommes». L’éducation doit être, en ce sens, «dilatatrice».
Tout monde réduit à l’immédiateté est une prison; pire encore qu’une prison si on n’imagine rien en dehors de celle-ci. Car, grâce à son imagination, même le prisonnier peut s’échapper au-delà des murs, jouir encore d’une certaine liberté, accéder à d’autres vérités que celles des sens, si bonnes et belles que puissent être déjà ces dernières. L’imagination n’est pas limitée aux choses et n’a pas à se laisser gouverner par l’empirique, elle joue et s’amuse avec des images qu’elle construit, elle nous affranchit de l’immédiat, fait découvrir de nouvelles dimensions de la réalité. Elle rend possible l’ubiquité, la sortie même du temps, de tout ce qui confine; elle peut contribuer à créer d’autres mondes, d’autres cohérences, à pressentir d’autres vérités, à donner «corps aux choses inconnues», comme dit Shakespeare. Sans l’imagination, point de métaphores: il n’y aurait que la lettre bête comme une machine, celle qui tue. Point non plus de théories scientifiques. Elle permet de dépasser l’immédiat sensible pour mieux le connaître lui même, mais aussi pour s’élever vers ce qui le dépasse, pour appréhender «ce que la froide raison ne pourra jamais comprendre». En réalité, comme l’écrit Jean-Jacques Wunenburger, «l’activité imaginative n’a jamais de fin, parce que l’image se dérobe à l’objectivation, à l’inventaire, à l’arraisonnement. L’imagination représente ce par quoi l’homme fait l’expérience de l’autre, de l’ailleurs, de l’illimité, et, en fin de compte, du sacré».
De plus, toute la relation ludique est régie par l’imagination. Or le jeu est une expérience fondamentale de l’être humain, sans laquelle il ne saurait y avoir de culture ni d’éducation véritable. «On plaisante, parce qu’on désire contempler», déclarait avec profondeur Plotin. «D’ailleurs, ajoutait-il, les enfants comme les adultes, qu’ils badinent ou qu’ils soient sérieux, semblent bien n’avoir d’autre but que la contemplation». Le jeu nous introduit à un univers séparé, avec ses règles propres, qui met entre parenthèses les règles du monde «sérieux», et met aussi entre parenthèses le temps de la vie sociale courante. Il crée ainsi une enclave dans le monde de la vie ordinaire et sa chronologie. On fait dans le jeu l’expérience du neuf et de la répétition, de la réciprocité et de l’interactivité, de l’action et de la passion, de l’empathie, de la gratuité et du risque, d’une prise de distance essentielle par rapport à soi-même. «Il est clair, écrit Gadamer, que le va-et-vient fait si essentiellement partie du jeu, qu’il est absolument impossible, en fin de compte, de jouer tout seul (Š) Il doit toujours y avoir un élément distinct du joueur, avec quoi il puisse jouer, et qui riposte spontanément à l’initiative du joueur (Š) La popularité immortelle du jeu de balle se fonde sur la totale mobilité de la balle, qui tire pour ainsi dire d’elle-même toute la surprise du jeu». Gadamer insiste aussi à juste titre sur le fait que «jouer» c’est toujours «être joué» : «l’attrait du jeu, la fascination qu’il exerce consistent justement dans le fait que le jeu s’empare de celui qui joue (Š). Le véritable sujet n’est pas le joueur, mais le jeu lui-même». Bien plus, «celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse». Son but ultime semble bien être la joie, ce que corrobore le fait que le temps y revêt une allure d’éternité. Selon le mot profond de Nietzsche, toute joie veut l’éternité.
5/ L’enseignement des connaissances les plus essentielles
Le plus éblouissant des spectacles proposé à des yeux aveugles ou fermés, le serait en vain. Si l’on met une page écrite sous les yeux d’un analphabète, il ne verra rien d’autre que des traces dénuées de sens. Le monde, et nous-mêmes, sans les lectures que nous proposent les arts et les sciences, l’éducation en ce sens, nous ne les voyons pas plus. Le «primitif» voit sans doute davantage, à vrai dire, dans la mesure où, vivant au contact de la nature il la respecte, en admire l’ordre et la beauté, y déchiffre toutes sortes de messages. Mais ce n’est guère le cas de la sorte d’«animal urbain» que beaucoup d’entre nous risquent de devenir et qui serait, lui, en péril d’abstraction, d’enfermement, d’irréalité entretenue, d’«anorexie» (René Girard) intellectuelle et affective à un degré encore jamais vu dans l’histoire.
Les sciences ne font à vrai dire que commencer. Ainsi que l’a excellemment fait ressortir Lewis Thomas, les prétendues «deux cultures», la littéraire et la scientifique, sont unies par un pont appelé bewilderment, ce mélange de perplexité et d’émerveillement devant l’immensité et la profondeur de ce qu’il reste à découvrir parmi les réalités même les plus familières, la vie biologique par exemple, la conscience, voire la musique. S’enfermer soit dans les arts et les lettres soit dans les sciences revient à se couper de la réalité. Il faut faire participer les jeunes esprits sans tarder aux arguments en présence dans les grandes querelles scientifiques de l’heure, les initier d’entrée de jeu à l’aventure exaltante de la science, les éveiller aux problèmes innombrables, parfois considérables, à résoudre, concentrer leur attention sur ce qui n’est pas connu ‹ l’étrangeté du monde ouvert par la théorie des quanta en physique, les énigmes encore impondérables de la cosmologie, et ainsi de suite. La science véritable est principalement constituée de perplexités ne cadrant pas du tout ensemble pour le moment, et c’est elle qui nous aura permis, au vingtième siècle, de prendre conscience du degré insoupçonné d’ignorance où nous étions et sommes encore; nous aurons besoin de plus en plus, pour avancer, du travail «de toutes sortes de cerveaux hors des champs de la science, surtout les cerveaux de poètes, à coup sûr, mais aussi ceux d’artistes, de musiciens, de philosophes, d’historiens, d’écrivains en général».
Il faut avant tout cultiver par tous les moyens l’intérêt, susciter la délectation et la joie de la découverte. «L’intelligence ne peut être menée que par le désir [écrivait Simone Weil]. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n’y a pas d’étudiants, mais de pauvres caricatures d’apprentis qui au bout de leur apprentissage n’auront même pas de métier». Si l’on en croit Lewis Thomas, «la pire chose qui soit arrivée à l’enseignement de la science, c’est que tout le plaisir (³the great fun²) en est parti (…) Fort peu voient la science comme la haute aventure qu’elle est en réalité (…) Ils deviennent tôt déroutés, et on les trompe en leur faisant croire que la déroute est simplement le résultat de ne pas avoir appris tous les faits». On leur fait accroire que les vrais chercheurs de pointe ne sont pas tout aussi déroutés qu’eux.
Il revient à l’enseignant de faire naître l’enthousiasme, «le désir tumultueux de fondre la personnalité en quelque chose qui la dépasse (Š). La manifestation la plus pénétrante de cette force est le sens de la beauté, le sens esthétique d’une perfection réalisée» (Whitehead). Bref si, pour l’homme du ressentiment, le beau a quelque chose d’irréel, c’est tout le contraire chez ceux qui ont l’expérience de la vie de l’esprit, comme le montrent les attestations multiples de grands savants surtout, mais aussi de génies artistiques. Autant dire à une amante ou à un amant qu’ils ne vivent pas. La lumière du beau et son attirance augmentent le désir (l’erôs) à mesure que la recherche s’approfondit et se dépasse; l’expérience de ce désir qui s’épanouit sans jamais être satisfait, compte parmi les plus significatives qu’il soit donné de vivre. La beauté est erasmiôtaton, «ce qui le plus attire l’amour», parce qu’elle est ekphanestaton, «ce qui a le plus d’éclat», parce qu’elle est «visiblement transcendante», comme l’a redit Iris Murdoch à la suite de Platon . Apprendre à éprouver l’extraordinaire beauté de la vie de l’esprit et la délectation correspondante, en mathématiques ou en poésie, par exemple, est un fruit naturel de l’éducation dont on n’a nul droit de priver ceux qui les attendent, parfois à leur insu. Donner un sens étroitement utilitaire au droit universel à la culture est une contradiction dans les termes, une insulte à l’humain, à la liberté. «La beauté est plus importante, la beauté est plus utile que le pain! (Š) La beauté seule est le but en vue duquel l’homme vit et la jeune génération périra si elle se trompe ne fût-ce que sur les formes de la beauté» . Cette prédiction de Dostoïevski n’a rien perdu de sa pertinence.
L’éveil suppose à la fois, dans un même acte, la conscience de l’autre (comme la douche froide qui nous réveille) et celle de soi; celle des autres humains comme de soi (à défaut de quoi c’est le retour aux mondes subjectifs, particuliers, du rêve). L’éveil au monde, aux autres humains, et à soi-même, vécus dans leur plénitude, l’éveil aux réalités spirituelles, voilà qui définit le mieux la vie proprement humaine. A la question «éveiller à quoi», il faut donc répondre, me semble-t-il: «à la dignité humaine». La raison première, la fin de l’éducation, n’est autre que l’éveil à ce qui est digne de l’être humain et donne sens à sa vie.
Le mot, la parole, est le lieu par excellence, sensible pourtant, de l’invisible, de l’universel, de l’intelligible, de tout ce qui transcende le sensible. Il est le lieu par excellence de l’éveil: le discernement, les distinctions nécessaires s’expriment en des mots. D’où la très grande portée des disciplines contribuant à aiguiser l’esprit, à lui donner de la précision, de la clarté, enseignant par exemple à utiliser les mots correctement, à «abstraire, comparer, analyser, diviser, définir, et raisonner, correctement» (Newman); bref tout ce qui, bien avant la logique, donne à l’élève le sens de l’exactitude de pensée. Ces arts sont essentiels à la formation des personnes, puisqu’ils servent l’éveil de la pensée. La langue maternelle, quelle qu’elle soit, constitue l’accès par excellence au langage ‹ au logos. Et rien à cet égard n’élève mieux l’élève que la lecture, de la littérature en particulier; l’accès à l’écrit enrichit le verbe et la pensée.
L’intelligence apparaît en effet dans l’appréhension de signes. De signes naturels d’abord, certes, qui font connaître d’eux-mêmes quelque chose d’autre, sans institution ou convention préliminaire, comme ceux de la voix ou du visage qui permettent de discerner les sentiments de tristesse, d’irritation ou de joie, par exemple. Mais la nécessité de signes institués s’impose vite par la suite. Aussi rien ne peut-il remplacer l’école. «La sévérité propre à l’école est qu’elle rabat tous les signes naturels», faisait remarquer Alain. La pure nature ne saurait suffire à l’être humain, qu’elle rendrait captif. C’est, comme l’a excellemment résumé Danièle Sallenave, par le secours éminent de la langue écrite, de la littérature, que l’enfant acquerra ces «moyens de penser, d’organiser, de réfléchir, de construire et d’apprendre que donne un usage élevé, complexe, de sa langue». La richesse fondamentale d’une langue est «qu’elle permet de penser: et on ne pense pas avec des mots, on pense avec des phrases». Apprendre sa propre langue, c’est «accéder au langage, donc à la pensée», apprendre, en somme, à penser «en commun, dans la communauté des hommes». On le voit du fait qu’il est impossible d’agir dans le monde social ou d’y transformer sa situation si on est incapable de penser correctement «dans une langue complexe et correcte». L’accès à la langue littéraire décuple, démultiplie les possibilités d’expression, de pensée et de logique.
Lewis Thomas a raison d’y insister : «Ce que nous ne cessons d’oublier, c’est le stupéfiant, énorme, unique pouvoir du cerveau d’un jeune enfant, sans équivalent plus tard dans la vie, pour apprendre». Redisons-le, l’expérience qui dépasse toutes les autres en importance dans le façonnement de l’esprit d’un jeune est celle de l’affection et du respect prodigués par les parents et les éducateurs. Quand elle lui manque, qu’elle lui a été retirée, la société a intérêt, pour elle-même et pour son propre avenir, à trouver des solutions de remplacement. Les problèmes éducatifs gigantesques de nos sociétés iront de cul-de-sac en cul-de-sac si nous ne parvenons pas à trouver le moyen de lui assurer cette affection et ce respect. Faute de quoi les réformes les plus essentielles aux différents niveaux du monde éducatif sont appelées à demeurer nulles et non avenues pour des générations de jeunes que ces carences auront livrés à l’évasion dans les drogues dures et douces et les formes les plus désespérées de violences.
«Vous pouvez mener un cheval à la fontaine, mais vous ne pouvez pas le faire boire. De même [écrit William James] vous pouvez mettre un enfant à l’école, mais vous ne pouvez lui apprendre les choses nouvelles que vous désirez lui enseigner qu’en faisant appel tout d’abord à ses réactions instinctives. C’est lui qui doit faire le premier pas. Avant un acte accompli de sa part, vous n’aurez rien acquis en lui (Š) Représentez-vous un enfant dont la passivité ne réponde en aucun point aux sollicitations du pédagogue. Comment ferez-vous le premier pas dans son éducation?»
Paul Valéry notait, dans le même sens : «Pour apprendre quelque chose à quelqu’un, il faut avant tout provoquer en lui le besoin de cette connaissance. Cela suffit. Le reste n’est rien.» Et encore : «Tout enseignement est vicieux qui ne commence pas par exciter le besoin auquel il est destiné à répondre.» Mais c’est Simone Weil qui l’a dit le mieux : «L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie».
On a affaire à l’esprit humain, pas à de la matière morte. L’intelligence humaine n’est jamais passive, elle est en perpétuelle activité, délicate, réceptive, sensible aux stimulations. L’intérêt d’un sujet doit être suscité ici et maintenant, l’éveil du jeune doit s’effectuer ici et maintenant, tout le potentiel vital d’un enseignement doit pouvoir transparaître ici et maintenant. Plutarque faisait observer qu’une majorité de gens croient qu’il importe d’abord d’apprendre à parler alors qu’on doit apprendre à écouter pour commencer, et à écouter de manière attentive, active. L’esprit humain n’est pas comparable à un vase qu’on remplit, mais bien plutôt à une matière combustible qu’une étincelle peut enflammer. C’est au contraire sa propre originalité ainsi que son propre désir de penser et de découvrir le vrai qu’il importe d’éveiller.
Sans doute accorde-t-on parfois trop d’importance à la réception de connaissances et pas assez à la faculté d’élaboration, laquelle prend racine dans le questionnement. La pensée proprement dite doit son essor à un désir insatiable. Le questionnement est ce que nous avons de plus personnel et de plus propre. Je ne peux pas vous passer ma question, sinon très en surface. Car la question authentique est animée par un sentiment, une inquiétude, la conscience d’un manque, parfois douloureuse, elle appartient à celle ou celui qui la pose. Les liens qu’on découvrira dépendent des liens qu’on cherche. La réflexivité que rend possible le langage humain renvoie à la question et au questionnement que nous sommes, à notre existence comme essentiellement affectée par une «mise en suspens» . Aussi faut-il déceler, promouvoir tout ce que chacune et chacun porte en soi de possibilités virtuelles, échanger concrètement à cette fin, avoir l’âge de celles et ceux à qui on parle.
La joie d’apprendre est fondamentale; la joie de faire comprendre aux autres ce que l’on sait et ce que l’on aime ne l’est pas moins pour les éducateurs. On constate qu’en faisant comprendre, on s’exalte de mieux comprendre soi-même. On revient à la source. La passion d’éduquer se transmet tout naturellement, incitant les jeunes à progresser d’eux-mêmes vers de nouvelles quêtes de sens et de savoir, de nouvelles questions.
Il n’empêche qu’au niveau scolaire, on les a naguère privés d’une variété de matières parmi les plus essentielles. Le soi-disant système d’éducation les a longtemps stupidement dépourvus de l’étude proprement dite des langues et de la littérature, voire de celle de l’histoire ‹ comme si on avait oublié ce qui arrive à ceux qui, frappés par la maladie d’Alzheimer, perdent la mémoire: ils oublient qui ils sont et qui sont les autres. «Une personne a un avenir en se donnant des projets; mais cela lui serait impossible sans le sentiment de son identité, sans son aptitude à donner un sens à son passé. Il n’en va pas autrement pour les cultures».
A condition de l’entendre dans la plénitude de ses acceptions, la culture est en réalité seule à pouvoir remédier aux maux évoqués; mieux encore: à les prévenir. D’autant que tous ces maux ont pris et prennent racine justement en des formes d’ignorance de plus en plus grossières. Dans les termes de Fernand Dumont, la «détérioration de la langue, de la culture, de la pensée» est «le drame spirituel par excellence, car c’est bien une tragédie de l’esprit. À mon avis, il s’agit de la plus grande injustice, pire encore que l’injustice matérielle puisqu’elle atteint l’individu dans son identité profonde de personne humaine». Or «la culture est une pédagogie des personnes inséparable d’une pédagogie de la communauté. L’éducation ne commence pas avec l’initiative des écoles; toute la culture est éducatrice». La désintégration de la culture est la pire désintégration qui soit, déclarait aussi T. S. Eliot; elle est «la plus radicale qu’une société puisse souffrir, (…) la plus sérieuse et la plus difficile à réparer». On attribue à l’ancien Président de Harvard, Derek Bok, un mot qui résume autrement ce propos : «If you think education is expensive, try ignorance».
Conclusion
Que ces «raisons communes» soient en principe mieux servies par l’enseignement privé ne saurait faire doute, dans la mesure où ce dernier favorise davantage l’acte d’éduquer lui-même, en raison de la dynamique humaine, de la proximité des rapports humains qu’il rend possible. Il doit être clair que tout ce que je viens de relever touchant l’affectivité, la motivation, la communication, l’éveil, le questionnement, la formation du jugement, la vie de l’intelligence et de l’imagination, le langage et la culture en son ensemble, y trouve des conditions spécialement favorables.
Car l’école, le collège est un milieu de vie. Un lieu habité par une grande diversité de personnes, un lieu aussi d’amitié. Un lieu de transmission, de traditions en ce sens, pédagogiques et spirituelles, qui doivent être unies par un projet éducatif centré sur la personne humaine en toutes ses dimensions les plus essentielles. Un lieu aussi d’expérimentation, véritable laboratoire pour l’avenir, auquel s’appliquerait avec bonheur la remarque de Jean Lacroix selon laquelle «l’éducation est avant tout atmosphérique».
Le développement intégral de la personne, l’épanouissement de l’affectivité, l’éveil aux arts du beau et à la communication, la formation de l’intelligence et de l’imagination, l’enseignement des connaissances les plus essentielles, à commencer par l’éthique et tout ce qui gravite autour du sens de la vie humaine, rien n’est plus vital pour le bien commun d’une société. Rien ne saurait dès lors mettre aussi nettement en relief la spécificité de l’enseignement privé et son extraordinaire pertinence que de voir à quel point il répond aujourd’hui à ces cinq défis, ou raisons communes.
Thomas De Koninck

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