Un collégien, un ordinateur portable… le livre!

J’ai souvent écrit sur l’initiative Un collégien, un ordinateur portable du Conseil général des Landes. Entre autres, au moment de la parution des résultats d’une enquête (TNS-SOFRES), un peu avant l’Université d’été 2009 de la e-education et du Multimédia Ludo-Educatif qui avait lieu à Ax-les-Thermes. Je me suis rendu à cet événement et j’ai accepté de m’entretenir avec Marie Bruneau en vue de la production d’un livre «souvenir» relatant plusieurs étapes importantes de l’aventure qui a débuté en 2004. Le volumineux document est disponible en ligne. Je reproduis ici, les pages 61 à 65 qui relate l’essentiel de notre conversation dans le contexte de la présence landaise à Ludovia.
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Mes différents voyages en France m’ont appris à connaître certains traits caractéristiques de votre culture, et en premier lieu, votre intolérance au “work in progress”: vous vous posez beaucoup de questions, et il vous faut avoir trouvé toutes les réponses avant de commencer à bouger…
Mario Asselin, est Québécois, pédagogue et blogueur…
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Les Québécois ont un point de vue singulier : voilà des gens qui vivent à proximité du monde anglo-saxon, et qui parlent et écrivent en français. Une double culture qui les rend curieux de ce qui se passe en France, et leur donne un rôle, assez unique, de passeurs. Mario Asselin est de ceux-là. Nous l’avons rencontré à la fin de l’été 2009, pendant l’université d’été Ludovia, à Ax-les-Thermes. Pour lire cette conversation dans de bonnes conditions, il faudrait pouvoir “entendre” cet accent québécois, savoureux et inimitable. Nous avons choisi de garder certaines belles trouvailles de langage, comme la “ferme de blogs”, mais préféré en remplacer quelques autres qui, dans un texte écrit, auraient pu paraître un peu trop exotiques : “Il nous a fait des yeux de poisson”, par exemple, devient “il nous a regardés avec des yeux ronds…”


Vous avez une expérience et une expertise reconnues sur le terrain des nouveaux médias appliqués aux apprentissages. Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
J’étais directeur d’une école primaire – l’Institut Saint-Joseph de Québec, 460 élèves, de la maternelle au collège –, qui a été choisie, au début des années 2000, par le ministère de l’Éducation pour expérimenter la réforme de l’enseignement. Nous cherchions à mettre en place des dispositifs de différentiation pédagogique, et nous avons commencé à intégrer les nouvelles technologies en 2002. J’ai commencé à bloguer cette année-là, et en 2003 nous lancions une première “ferme de blogs”, dans une classe où chaque élève disposait d’un ordinateur portable. L’expérience a été tellement réussie que je me suis retrouvé très sollicité pour en parler, au Québec et ailleurs. J’ai alors dû faire un choix : en janvier 2005, j’ai décidé de quitter mes fonctions de directeur d’école et d’opter pour une forme de travail “à l’horizontale”, c’est-à-dire auprès de plusieurs institutions en même temps. En avril 2005, [j’annonçais que] je rejoignais l’équipe d’Opossum, au sein de laquelle je travaille toujours. Notre rôle, c’est d’aider les collectivités, les institutions et les entreprises à intégrer les nouvelles technologies pour qu’elles servent dans les apprentissages. Je reste donc en relation constante avec des enseignants, et il ne se passe pas une semaine sans que je ne me rende dans une école. Et si j’aime toujours autant me retrouver dans un milieu scolaire, j’ai cependant changé de point de vue : mon horizon s’est élargi, mon regard s’est fait plus critique. Par exemple, je ne crois plus que l’école détienne le monopole de la transmission du savoir tout au long de la vie. Et je mesure mieux ce qui se joue en dehors d’elle. Même si je reste convaincu que l’école garde un grand rôle à jouer, je pense qu’elle s’expose, dans les prochaines années, à de profondes perturbations si elle ne prend pas acte de tout ce qui se passe aujourd’hui!
Le Maine, les Landes, le Québec… Un état, un département, une province, qui mènent des opérations impliquant des ordinateurs portables à l’école. Parallèles, différences : quel regard portez-vous sur ces expériences ?
Je connaissais l’existence d’un programme ambitieux dans le Maine, et j’ai eu la chance de pouvoir m’y rendre pour une mission d’étude, en 2002. J’ai donc pu visiter des écoles, rencontrer des enseignants, des responsables d’établissements, et aussi Seymour Papert. À l’époque, le gouverneur de l’État du Maine, Angus King, lui avait demandé conseil : « Je dispose de cinquante millions de dollars, et je cherche à faire quelque chose pour changer la donne économique: nous sommes ici beaucoup trop dépendants de la forêt.» Le levier était donc économique. Seymour Papert conseille d’investir dans l’achat d’ordinateurs portables, et d’axer ce programme sur les collégiens : « Et si vous faites cela, je vous promets qu’en dix ans, l’économie de l’État du Maine aura changé ! » Le gouverneur King a décidé de suivre ces conseils… Au début, les gens disaient: « C’est de l’argent jeté par les fenêtres, nous sommes contre le gouverneur King… » Mais si vous allez aujourd’hui dans le Maine, vous trouverez un grand nombre de témoignages inverses : « Oui, c’est un geste heureux, qui a effectivement changé la perspective…» On parle volontiers d’une plus grande motivation des élèves pour apprendre, entreprendre des études plus longues, se lancer dans la recherche, etc.
J’ai eu connaissance de l’opération landaise en 2004. Mes différents voyages en France m’ont appris à connaître certains traits caractéristiques de votre culture, et en premier lieu, votre intolérance au “workinprogress”: vous vous posez beaucoup de questions, et il vous faut avoir trouvé toutes les réponses avant de bouger. Je pense que vous faites ainsi parce que vous êtes très responsables. Vous vous sentez dépositaire des valeurs républicaines, et chaque Français a l’impression de devoir les défendre personnellement. Les inconvénients, c’est que vous vous privez de certaines opportunités, et que vous êtes parfois amenés à choisir l’option la plus sécurisante à court terme. L’exception qui confirme la règle, c’est l’attitude du président Emmanuelli, qui en faisant le choix de doter chaque collégien d’un ordinateur portable, a fait la même chose que le gouverneur King, dans le Maine… Mais je porterai au crédit de ma thèse l’étude que le Conseil général des Landes vient de publier: elle est unique et très complète. Poser des questions, obtenir des réponses, traiter des données, essayer de comprendre ce que ça donne… Je ne dis pas que les Français sont les seuls à agir de la sorte, mais c’est très français, tout ça! Je trouve que c’est une belle façon de faire. Le bémol, c’est qu’à chercher à toute force l’objectivité, la rigueur des données chiffrées, le systématisme des procédures régulées, vous pouvez aussi prêter le flanc à de la subjectivité: n’importe qui peut faire parler les chiffres à sa manière…
La situation, au Québec, n’a rien à voir avec celle des Landes ou du Maine. Il n’existe aucun programme national comparable: les projets sont menés au cas par cas. Quand nous avons lancé notre projet dans l’école dont j’étais le directeur, nous avons travaillé avec un groupe d’élèves, dont les parents étaient volontaires: l’école leur louait un ordinateur portable, pour une période d’un an ou deux, après quoi il leur était acquis. Du point de vue pédagogique, nous étions convaincus que “les traces” sont très importantes, et que pour bien évaluer les compétences, il ne faut pas se préoccuper seulement du résultat, mais aussi du processus. Nous avions déjà l’habitude, dans notre école, de faire des “cahiers de traces” commentées, objectivées, et sélectionnées – avec des “coups de cœurs”, des “défis”, etc. Nous étions devenus habiles à travailler ainsi, et nous nous sommes demandés comment remplacer ces portfolios “papier” par un dispositif numérique, un cyberportfolio, en quelque sorte… qui présenterait notamment l’avantage de pouvoir être facilement consultable, à l’école ou à la maison. Un ami nous a aidés à monter un premier dispositif technique, et c’est ainsi qu’est née notre première “ferme de blogs”. Au bout d’une année d’expérimentation, nos élèves lisaient et écrivaient beaucoup plus et beaucoup mieux. Nous avons aussi constaté une forme désinhibition, notamment du côté des garçons, qui ont souvent des difficultés à “se mettre en mots” et à parler de leurs émotions. Là, ils prenaient goût à le faire: « Pour la première fois de ma vie, je peux dire des choses sans être interrompu… » Les professeurs ont vite remarqué l’instauration d’un nouveau rapport, plus égalitaire, dans la classe – les élèves les plus lents s’enhardissant à intervenir et à exprimer leur point de vue, ou à poser leur question. La relation au clavier change beaucoup de choses: « Quand j’écris avec mon crayon, disent les élèves, je suis obligé de faire très attention, car chaque erreur coûte cher: je suis obligé d’effacer, ce n’est pas propre… Mes idées sortent plus vite que le temps qu’il me faut pour les écrire. Sur le clavier, je n’ai pas à faire attention: je peux tout écrire d’un coup, et y revenir après. »
Les professeurs ont d’abord mis ces résultats spectaculaires sur le compte des ordinateurs portables. Pour vérifier, nous avons mis en place les cyberportfolios en première année [de primaire], dans une classe qui ne disposait que d’un seul ordinateur. À tour de rôle, chaque matin, quelques élèves avaient le privilège d’aller écrire, ou déposer un dessin, sur le blog de la classe. Ils sont tout d’un coup devenus les héros de l’école: chaque jour, on avait hâte de découvrir la nouvelle trouvaille, la nouvelle façon d’écrire qu’avaient encore inventée les petits. Après avoir pensé que tout venait des ordinateurs portables, on a cru que tout venait du directeur! Mais j’ai quitté cette école depuis 2005, et si vous allez sur Internet aujourd’hui, vous pouvez consulter les cyberportfolios de l’Institut Saint-Joseph : ma plus grande fierté, c’est que tout cela continue à fonctionner, même si je ne suis plus là. Ainsi donc, ce ne sont pas les ordinateurs portables qui ont servi de levier pour l’intégration des nouvelles technologies, c’est la publication sur le Web.
Vous êtes un grand défenseur de la pratique du blog en situation pédagogique. Comment prenez-vous en compte l’évolution du Web et l’émergence des réseaux sociaux ?
Je ne comprenais pas pourquoi les élèves blogueurs ne faisaient jamais de faute d’orthographe dans leurs titres, très peu dans leurs billets, alors que dans leurs commentaires, c’était horrible! Quand nous avons posé la question à l’un d’eux, il nous a regardés avec des yeux ronds: « Mais enfin, tout le monde sait cela! Si on fait des fautes, Google ne nous trouvera jamais! » Ces jeunes gens avaient une connaissance intuitive des algorithmes qui sous-tendent le fonctionnement des moteurs de recherche et s’y étaient parfaitement adaptés! J’ai alors décidé, pour tenter de comprendre un peu mieux les adolescents nés avec ces dispositifs, et qui les utilisent quotidiennement, d’ouvrir un compte FaceBook et un compteTwitter. Tous les éducateurs le savent : le levier principal de développement de l’individu, c’est la quête d’identité. Or, les réseaux sociaux répondent parfaitement à cette quête: « J’existe, et je sais que j’existe dans la mesure où j’obtiens un écho fréquent de mon existence. Savoir que je suis important pour quelqu’un, plusieurs fois dans la même journée, me construit. »
Tenir un blog, c’est une chose, mais aujourd’hui je me suis rendu compte par moi-même que ma présence sur Twitter, sur Facebook, sur tous ces nouveaux réseaux, a encore plus de portée, en termes de trouvailles, de partage… Plus je suis présent sur les réseaux, plus je reçois en retour, c’est-à-dire plus on me sollicite, plus on me pose des questions, plus je suis obligé de penser à ce que je réponds… Et donc plus j’apprends. De fait, je suis devenu mon propre “média”: j’ai développé mon propre lectorat et je dispose d’un réseau de personnes d’influence qui, elles-mêmes, diffusent vers d’autres personnes. J’occupe ainsi un créneau de blogueur-reporter: en même temps que je fais profiter les autres de mes propres trouvailles, je suis sollicité pour relayer à mon tour certaines choses.
Si vous aviez une vision, un conseil, une idée à transmettre aux enseignants landais ?
Eh bien, je leur proposerais d’abord d’essayer de voir si la posture d’apprenant ne leur conviendrait pas. Vous me dites avoir constaté que certains changements sont déjà en route, voilà le signe que c’est chose en partie faite. Mais les enseignants qui décideront d’officialiser cette posture y trouveront plusieurs avantages: d’une part, ils vont gagner une plus grande marge de manœuvre – si vous-mêmes êtes un apprenant, alors vous avez le droit à l’erreur –; d’autre part, cela peut les amener à prendre plus de risques, à se déplacer, donc aller vers d’autres découvertes. Et, probablement, leur éviter d’avoir à céder à cette demande que l’on fait souvent aux enseignants utilisateurs des outils numériques: faire un acte de foi en faveur de ces dispositifs. « Vous allez vous retrouver en situation d’expérimenter des choses pour vous-mêmes… Adoptez un mot sur Wikipédia, et voyez si, de temps à autre, vous ne pouvez pas y contribuer, allez faire des commentaires dans les blogs, allez joindre la conversation sur les réseaux sociaux… Peu importe la porte d’entrée, essayez, et essayez d’objectiver ce que vous allez y apprendre. Demandez-vous si ce que vous y apprenez a une chance d’être transférable dans votre travail de faire apprendre. »
Pour finir, puisque nous sommes à Ludovia, quelle est votre réflexion à propos de ce que l’on nomme aujourd’hui les “serious games”?
Quand mon premier fils avait quatre ou cinq ans, il était friand de jeux vidéo. Et j’étais contre, parce que, comme tout bon enseignant, je pensais qu’il faut souffrir pour apprendre. Mais en l’observant, ainsi que mes pensionnaires de l’internat, j’ai découvert qu’ils étaient capables de résoudre des problèmes, de surmonter des échecs, de structurer leur pensée, d’être créatifs, d’imaginer des scénarios… Bref, d’apprendre. J’ai vu aussi des choses que je n’aimais pas: la violence, certains excès, certaines tendances à jouer un peu trop longtemps. J’en suis venu à essayer de comprendre dans quelles conditions ces environnements pourraient être utilisés pour les apprentissages. C’est une chose qui existe déjà: les pilotes d’avion, les chirurgiens, les pompiers… utilisent des simulateurs basés sur le fonctionnement de certains jeux vidéo. Je me suis intéressé aux travaux de Julian Alvarez, de Fanny Georges, de Yann Leroux, et je me suis rendu compte qu’il existait tout un développement de la recherche sur ce terrain. Me positionnant encore une fois comme apprenant – j’ai découvert qu’il me restait encore bien du chemin à faire avant de présumer que ces environnements ne créent pas d’apprentissage. Mieux, je pense aujourd’hui qu’ils représentent un filon incroyable. Les jeunes les utilisent, c’est la première raison de s’y intéresser. Pourquoi ne pas aller pas sur ces territoires pour essayer de faire des transferts? Et ça fonctionne! Il n’est qu’à voir le bouillonnement de rencontres qui se produit ici, à Ludovia, où des gens d’horizons très divers – chercheurs, politiques, responsables d’entreprises multimédias, enseignants, pédagogues, responsables du ministère de l’Éducation… – trouvent un lieu pour laisser des traces de leurs propres apprentissages.

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